jeudi 12 avril 2018

August Sander Persécutés/Persécuteurs, Mémorial de la Shoah jusqu'au 15 novembre 2018







        Si August Sander est évidemment un des grands photographes du XXe siècle, c’est aussi par la façon dont ses photographies s’insèrent dans ce siècle, par ce qu’elles en disent et en montrent, par ce qu’elles y font et en font. L’exposition visible actuellement à Paris, au Mémorial de la Shoah, est un concentré du travail de Sander, un ensemble de documents sur le XXe siècle, mais aussi un « discours » sur ce siècle qui produit sur celui-ci un certain effet. C’est cet effet qui est peut-être ici le plus puissant : faire de la photographie un témoignage entendu non uniquement comme ce qui rapporte un événement mais comme ce qui fait exister, ce qui permet à ce qui a disparu, à ce qui a été massacré, de persister, d’être encore aujourd’hui « présent » malgré le temps, malgré l’histoire, malgré les machines de mort.

      L’exposition rassemble des photos des années 30 et 40, en grande partie extraites du projet majeur d’August Sander, à savoir la réalisation de ce grand panorama intitulé Hommes du XXe siècle. Ces photographies ont été faites en Allemagne et montrent des « travailleurs étrangers », des soldats et officiers nazis, des Juifs. L’exposition intègre également des photographies faites par l’un des fils d’August Sander, Erich, et réalisées alors qu’il se trouvait en captivité, emprisonné par les nazis. Le fait qu’August Sander ait intégré dans son projet des Hommes du XXe siècle des portraits de nazis signale sa volonté de lier de manière radicale photographie, société et Histoire, mais aussi d’intégrer les nazis à l’Histoire du XXe siècle, à l’humanité – choix d’autant plus problématique, certainement, pour Sander, que son fils Erich est mort en captivité sous le IIIe Reich. Par ce choix, il ne s’agit évidemment pas pour Sander de souligner « l’humanité » des nazis, mais de les intégrer aux visages du XXe siècle, à l’ensemble des hommes du XXe siècle. L’humanité inclut cela et est aussi capable de cela : le nazisme, les camps, la Shoah, la mise à mort planifiée de millions d’individus. Il ne s’agit pas de confondre les persécuteurs et les persécutés, pour reprendre le titre de l’exposition, ou de les égaliser dans une sorte d’humanisme mièvre et plus qu’abject, mais de les inclure dans la diversité humaine dont Sander voulait faire le portrait, diversité et hétérogénéité des visages, des physiques, diversité sociale, économique, politique et psychique.
Ce geste est politiquement d’autant plus fort qu’il s’oppose à l’uniformisation de l’humain voulue par les nazis et diffusée par les images de sa propagande, qu’il contredit l’élimination symbolique autant que physique de l’humanité d’une partie des humains. Sander en intégrant les nazis autant que les Juifs dans ses Hommes du XXe siècle, maintient l’existence de ceux et celles que les nazis voulaient voir disparaître – voulaient ne plus voir –, affirme l’inverse des discours nazis : la diversité irréductible des humains, l’existence irréductible des Juifs. Le nazisme a échoué, c’est ce que dit Sander, et il ne peut qu’échouer. Et Sander donne à voir cela, par la photographie, justement durant la période de l’après-guerre où l’Allemagne souhaitait « passer à autre chose », oublier les nazis autant que les Juifs, oublier sa propre histoire, oublier l’atteinte à l’humanité dont cette histoire est porteuse…

 



     C’est aussi pour une autre raison que les photographies présentées dans cette exposition sont représentatives du travail de Sander, et dont les très belles photographies d’Erich Sander reprennent les codes formels : cadrage serré, centré sur la personne ou le petit groupe de personnes, peu de place laissée à l’espace autour de celle-ci ou de celles-ci, cet espace étant de toute façon très épuré, souvent réduit au fond neutre du studio photographique. Les personnes photographiées occupent ainsi quasiment tout l’espace de la photo, les poses étant relativement classiques, elles aussi simplifiées. Ce qui occupe l’espace de l’image photographique, ce qui tend à se confondre avec elle, c’est celui ou celle qui est photographié.e. Mais qui est, justement, celui ou celle qui est photographié.e ?
Ce sont d’abord des individus, des « personnages » pris dans l’Histoire. Les Juifs ont certainement été déportés et ont certainement péri. Les soldats et officiers nazis ont participé à la guerre, à la déportation, au meurtre. Les « travailleurs étrangers » ont été pris dans cette tourmente. Sont-ils morts ? Ont-ils vécu ? Quelle a été leur vie associée à cette période de l’Histoire ? Les photographies de Sander, le regard qu’il porte sur ces personnes – regard qui n’est rien d’autre que ses photographies – les inscrit dans le cours de cette Histoire qui les définit, les emporte, les broie, les rejette, abîmées, sur les rives d’une autre Histoire, peut-être pour des joies nouvelles ou d’autres malheurs.
      Les personnes photographiées par Sander sont d’autant plus indissociables de l’Histoire qu’elles sont désignées à partir d’elle et en portent les signes. Les « travailleurs étrangers » sont identifiés en tant que tels, les Juifs sont photographiés en tant que Juifs à un moment de l’Histoire où cette « identité » est première. Les soldats et officiers nazis arborent leur uniforme, leurs insignes. Les photographies de Sander sont des documents relatifs à une époque, à une situation historique dont les individus photographiés sont indissociables. Ces documents montrent que chacun, ici, est pris dans cette Histoire qui est aussi son histoire, chacun est défini par elle d’un point de vue social, économique, politique, culturel, etc. Ce sont les signes de cette Histoire que Sander photographie, signes par lesquels chacun est marqué et défini, signes qui rattachent chacun à un mouvement qui dépasse l’individu, qui l’inscrivent dans un collectif, des ensembles qui nomment le siècle.



      Si, en ce sens, le document est témoignage, il l’est aussi dans la mesure où il s’oppose à l’Histoire, effectue une contre-Histoire, ou mieux s’oppose à ce qui dans l’Histoire relève d’un pouvoir qui dit les identités, produit les destins, impose les places, construit le discours – contre-Histoire de ceux et celles que l’Histoire a broyé.e.s, pour ceux et celles qui ont été assassiné.e.s et qui sont malgré tout toujours là, présent.e.s – selon une forme de présence évanouissante, fantomatique – « dans » la photographie. C’est la trace de cette présence, cette présence en tant que trace persistante que Sander, de manière paradoxale, photographie, que nous désignent ses images photographiques. Comme il photographie les nazis qu’il fait persister dans la mémoire d’un XXe siècle se définissant aussi par l’existence de ceux qui ont exhibé leurs croix gammées, qui ont participé à une politique de mort, qui, directement ou indirectement, ont assassiné des millions et des millions de vies.

      Nommer le siècle, définir le siècle, s’opposer au siècle : les photographies de Sander font cela. Mais elles le font aussi en un autre sens. Si les personnes photographiées sont définies par l’Histoire, par la photographie elles échappent à cette définition. Ce que Sander photographie, ce sont les déterminations historiques qui s’incrustent dans les individus et les façonnent, qui conditionnent leur visibilité dans la photographie. Mais ce qu’il photographie, ce sont également, justement, des individus, tel individu. Dans les photographies de Sander, ce qui persiste est aussi l’individu non en tant que personnage historique, masque d’un personnage à l’intérieur d’un récit historique, mais un individu singulier, un lui ou elle irréductibles, celui-ci ou celle-ci qui persistent ici dans tel visage singulier, tel regard, tel détail de l’expression, tel objet choisi pour la photo, telle courbure de l’épaule. On ne peut que regarder ces individus, chacun et chacune, imaginer une vie absolument singulière et pour nous insaisissable, impensable, souffrir pour eux et elles, se réjouir de tel moment dans lequel ils et elles ont été vu.e.s par le photographe. Si Sander est un témoin, c’est aussi parce que par ses images demeurent pour nous et parmi nous ces individus : images inapprochables et pourtant là, vies qui ont été et qui sont encore, devant nous, avec nous, pour nous.

C’est la puissance de ces vies que nous regardons – vies qui ont un nom, un prénom, un regard, un visage, une présence encore, malgré tout. Et c’est cette puissance qui nous fait penser, qui nous empêche de penser, qui nous fait pleurer…



August Sander, Persécutés/Persécuteurs, Mémorial de la Shoah, du 8 mars au 15 novembre 2018.


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