vendredi 16 mars 2018

Pierre Lemaitre Couleurs de l'incendie





Ambitieux, Pierre Lemaitre a entrepris de réécrire un siècle (1920-2020) comme une fresque balzacienne au long cours dans laquelle tout serait vrai sans être obligatoirement exact. Le premier tome, Au revoir là-haut (prix Goncourt 2013), scrutait un nouveau monde capitaliste à travers une arnaque aux monuments aux morts. Le deuxième, Couleurs de l’incendie, est une affaire de vengeance, celle d’une femme démunie, déclassée, mais obstinée jusqu’à la manipulation. La boucherie de la Grande Guerre cède la place à un cycle de trahisons orchestrées par les banquiers et les politiques. La crise de 1929 avance à grands pas, le nazisme commence à ronger l’Europe, mais au cœur du roman se tient Madeleine, une femme qui perd tout et remonte l’escalier marche après marche, tout en refermant un piège sur ses ennemis les plus cupides.
Couleurs de l’incendie s’ouvre sur les obsèques de Marcel Péricourt — le père d’Edouard Péricourt, la gueule cassée d’Au revoir là-haut —, dont l’empire financier revient logiquement à sa fille, Madeleine, et au jeune fils de cette dernière, Paul. Tout semble réglé et officiel mais, en quelques heures, Madeleine est ruinée, seule avec un enfant handicapé. Après une ouverture digne d’un grand scénographe, Pierre Lemaitre secoue son lecteur, l’apostrophant parfois pour mieux l’entraîner dans ce voyage au pays de la finance et du complot.
Le plaisir est permanent, dans ce roman mêlant la vista d’un Alexandre Dumas à l’humour de Sacha Guitry. Tous les personnages, particulièrement les traîtres, sont délicieusement campés par un auteur qui sait tricoter la documentation, les références littéraires et la pure création. Un jour, nous marchons avec lui dans les couloirs obscurs d’un ministère ; le lendemain, on assiste au récital d’une énorme cantatrice à la voix cristalline ; puis vient le moment d’accompagner un journaliste que la morale n’étouffe pas… Du roman policier qu’il a longtemps pratiqué, Pierre Lemaitre a retenu le refus du temps mort ainsi que la construction au cordeau, et de ses lectures classiques, une liberté avec l’Histoire et une joyeuse endurance. Le résultat est parfaitement dosé, aussi vif que profond, avec ses haines recuites et ses instants lumineux. Pierre Lemaitre a déjà en tête le troisième volume, situé dans les années 1940, et envisage de pousser jusqu’au tome dix. Balzacien, vous disait-on…

| Ed. Albin Michel, 540 p., 22,90 €.



Piqûre de rappel pour le roman précédent admirablement adapté au cinéma par Albert Dupontel




Ils ont miraculeusement survécu au carnage de la Grande Guerre, aux horreurs des tranchées. Albert, un employé modeste qui a tout perdu, et Edouard, un artiste flamboyant devenu une "gueule cassée", comprennent vite pourtant que leur pays ne veut plus d'eux. Désarmés, condamnés à l'exclusion, mais refusant de céder au découragement et à l'amertume, les deux hommes que le destin a réunis imaginent alors une escroquerie d'une audace inouïe.
Fresque d'une rare cruauté, remarquable par son architecture et sa puissance d'évocation, Au revoir là-haut est le grand roman de l'après-guerre de 14, de l'illusion de l'armistice, de l'Etat qui glorifie ses disparus et se débarrasse de vivants trop encombrants. Dans l'atmosphère crépusculaire des lendemains qui déchantent, peuplée de misérables pantins et de lâches reçus en héros, Pierre Lemaitre compose avec talent la grande tragédie de cette génération perdue.

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