dimanche 1 novembre 2015

Boussole de Mathias Enard



Les écrivains n'y sont certainement pour rien. Ils font des efforts pour satisfaire les lecteurs et moi, ben moi je fais la moue. J'ai la lippe boudeuse. Rien ne me va. Rien ne me plaît.
Habité par l'état d'esprit cité plus haut, je me suis donc rendu à la librairie La Licorne à Aubusson, faire quelques courses.
Heureusement qu'il y a des professionnels de la profession, comme dirait Godard, capable d'extraire du maelstrom littéraire de la rentrée le roman que vous n'attendiez plus.  Mon livre sous le bras, je me suis attablé à une terrasse de café dans la Grand rue pour entamer ma lecture sous un doux soleil automnal.

« Nous sommes deux fumeurs d’opium chacun dans son nuage, sans rien voir au-dehors, seuls, sans nous comprendre jamais nous fumons, visages agonisants dans un miroir, nous sommes une image glacée à laquelle le temps donne l’illusion du mouvement, un cristal de neige glissant sur une pelote de givre dont personne ne perçoit la complexité des enchevêtrements, je suis cette goutte d’eau condensée sur la vitre de mon salon, une perle liquide qui roule et ne sait rien de la vapeur qui l’a engendrée, ni des atomes qui la composent encore mais qui, bientôt, serviront à d’autres molécules, à d’autres corps, aux nuages pesant lourd sur Vienne ce soir : qui sait dans quelle nuque ruissellera cette eau, contre quelle peau, sur quel trottoir, vers quelle rivière, et cette face indistincte sur le verre n’est mienne qu’un instant, une des millions de configurations possibles de l’illusion... »

Ainsi commence le voyage où nous entraîne Franz Ritter, musicologue et orientaliste autrichien. Dans sa chambre donnant sur Porzellangasse il est sujet à l'insomnie. Il a reçu ses analyses médicales et les nouvelles ne sont guère bonnes. Il a contracté une maladie exotique qu'il juge incurable.
 Porté par la mélancolie, il évoque sa vie, revisite Damas, Istanbul, Alep, Palmyre, Téhéran... cet Orient tant aimé. Au fil des pages de cette longue rêverie érudite, nous constatons à quel point la maladie à fait son chemin, Franz est malade, malade de cet Orient qu'il a étudié, parcouru, rêvé, un Orient parfois disparu sous les orages de la guerre en Syrie comme le Sissi House dans le quartier arménien d'Alep ou l'hôtel Baron fondé en 1911 qui a logé dans ses murs T.E. Lawrence et Agatha Christie et où il a séjourné avec Sarah, l'amour de sa vie. Cet Orient dont il a lu mille et un témoignages, mille et une rêveries, mille et une poésies, écouté mille et une musiques, comme mille et un contes qu'il évoquera en cette nuit d'insomnie. Et nous, d'écouter ce merveilleux conteur nous narrer ce foisonnant voyage, étourdissant, érudit jusqu'à l'ivresse. Et nous, comme Franz, de somnoler parfois, le livre ouvert sur la poitrine pour mieux rêver, emporté par la musique de Chopin, Litz, Berlioz, Beethoven, Mozart, alterner des phases d'éveil et d'errance, de rêves, de fantasmes aux côtés de Rimbaud, Chateaubriand, Fernando Pessoa, Germain Nouveau, Marga d'Andurain, Isabelle Eberhardt et tant d'autres. J'aurai dû tout noter, noircir au crayon de papier les références de lectures et de musiques dont ce livre regorge. J'aurai dû avoir dans ma pharmacopée quelques boules d'opium pour m'accompagner tout au long de ce fantastique voyage en Orient, y chercher moi aussi Sarah, au jeu de l'Amour, femme aimée jusqu'à la déraison par Franz, Sarah, qu'il sait à l'autre bout du monde en Malaisie, tandis qu'il « agonise », Sarah, avec laquelle il a arpenté le Moyen-Orient de la Syrie à l'Iran comme dans un rêve et qu'il attend. Il reprend à son compte les vers de Wilhelm Müller mis en musique par Franz Schubert dans le Voyage d'Hiver : Je referme les yeux, / Mon cœur bat toujours ardemment./ Quand reverdiront les feuilles à la fenêtre ?/ Quand tiendrai-je mon amour entre mes bras ?
Boussole de Mathias Enard est dans le dernier carré des goncourables. Je sais à quel point dans le petit jeu des pronostics, les commentaires vont bon train. Je ne m'aventurerai pas sur ce terrain. Boussole n'est pas un livre « grand public » à glisser sous le sapin comme c'est parfois le cas, mais Boussole serait à mon sens un roman brillant à figurer à ce prestigieux palmarès.

Boussole, Mathias Enard, Actes Sud 

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