samedi 21 juin 2014

Hors-saison







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La carte dépliée sur la table, voici étalé sous mes yeux le méandre des rues de Servian. Ici comme ailleurs on a la fâcheuse habitude de débaptiser les rues. Mais l’essentiel est resté, le rocher, le Servian médiéval, le centre historique, appelez-le comme vous voulez. Ce Servian a vu courir le mioche que j’étais aux mois d’août de l’enfance dans les années soixante. Je glisse mon doigt sur cette coquille d’escargot, ce colimaçon de rues chargé de bien des souvenirs et de bien des émotions. Mais au-delà du centre historique le village a pris bien de l’ampleur.


De 1954 à 1982 la poussée démographique a évolué de sept âmes. Il est facile de se moquer des statistiques. Mais ce n’est que galéjade. 2745 habitants en 1954, 2752 en 1982 avec un pic à 3053 habitants en 1968. Il y en a aujourd’hui 4266 réparties de plus en plus loin du « rocher » dans les lotissements qui ont mangé la vigne.


Je n’ai pas mis les pieds à Servian depuis bien longtemps, si ce n’est une escapade de quelques heures en décembre dernier sur la tombe du père, venu faire chuter les statistiques de l’année 1982. Quelques heures où j’ai éprouvé le besoin de revenir au cœur même du village.
A la louche, Servian est à neuf cents kilomètres de Paris. J’ai mis pourtant longtemps à me décider. Plus de trente ans. A croire que Servian se situe dans les faubourgs de Buenos-Aires.


Le car m’a déposé à l’arrêt dit « au pont » sur la route d’Espondeilhan. Mes parents avaient fait l’acquisition d’une maison rue Jules Bournhonnet à deux pas.

Ce fameux pont, mon grand-père Eliseo a participé à sa construction achevée en 1910. En dessous, coule la Lène, un filet d’eau fragile et  ridicule, en regard d’un lit largement évasé lors de l’aménagement de ses abords. Pourtant, les nuits d’orage, l’eau roule à gros bouillons des contreforts de la montagne comme ce fut le cas en 1907 avec une crue de plus de cinq mètres.     
              

Après le pont ferré, j’ai gravi à pas lents la descente du Ramonétage curieusement devenue avenue Jean Moulin. Le chai avait fermé ses portes depuis longtemps, remplacé par une salle des fêtes en 1975. Le ramonet était un « régisseur employé à cultiver ou à faire cultiver, soigner les bêtes, par les valets et les journaliers, la ferme d'un propriétaire terrien. Sa femme avait la charge de gérer le budget d'une petite enveloppe pour nourrir tout le monde. Elle préparait aussi les repas et tenait le ménage. Le couple vivait avec sa famille et le personnel agricole dans un bâtiment annexe de la propriété appelé ramonétage. »

Je loge pour la semaine rue Jean-Jacques Rousseau à deux pas de la Grand Rue et le cœur du village. Je n’ai pas cette hâte de touriste à courir derechef à la découverte de mon lieu de villégiatures. Je ne suis pas là pour courir. Le rythme méditerranéen me convient mieux. Et puis j’ai des courses à faire.

 La plupart des villes et villages de France a perdu une grande part de son commerce de proximité. Servian n’échappe pas à cette règle. Je n’ai plus donc qu’à suivre la Grand Rue jusqu’à la grande surface avant qu’elle ne ferme pour le week-end. Le parking fait le plein tout autant que la station-service. De retour, je passe avec mes cabas   près de la piscine et du stade. La cave coopérative a conservé son architecture mais est devenue l’Occitane. Les vignes à l’entour remplacées par le « Mail nouveau » et ses maisons endormies sous le soleil. J’emprunte la rue Alfred de Musset à main droite et retrouve à l’angle de cette rue et du chemin de la Pascale l’ancienne maison de Maria, la sœur de mon père, visitée une fois l’an en famille et embrassée avec répugnance tant elle sentait le rance et était dotée d’une belle paire de moustaches.


2


Les yeux clos je fais ce que je sais faire le mieux, le voyageur immobile qui fouille du souvenir la moindre pierre à la recherche de je ne sais quoi. Enfant il courrait partout sans rien voir. Pourtant sa mémoire se souvient et cherche les traces du passé. Du moins elle croit se souvenir. A moins qu’elle n’invente des choses. Qu’elle embellisse le passé. Je me sens bien de rester un moment avec elle en compagnie de mes souvenirs. En compagnie des ombres. Il est vrai qu’il ne reste plus personne pour humaniser mes souvenirs. Plus personne de vivant. Ils restent les ombres. Elles sont présentent partout. Elles me hantent depuis l’enfance.

J’ai laissé tomber le coup de chaud. Il fait encore vingt-quatre degrés. De la place des Aires Je dirige mes pas vers la route d’Abeilhan. Je passe près du cimetière vieux et me prend à sourire.



Lors des fêtes du quinze août il y avait bal sur les Aires. Les mioches se lassaient vite des lumières et des flonflons. Nous nous retrouvions à l’entrée du cimetière vieux, loin du bruit et de la foule. Je crois me souvenir de grands cyprès. Les petits vacanciers lorgnaient avec frayeur cette allée centrale pleine d’esprits malins. Les gamins du village nous narraient d’effroyables anecdotes à faire frémir. Les plus courageux d’entre eux traversaient un à un cette allée et disparaissaient dans le noir sous les yeux ébahis des non-initiés. Ils sortaient dans l’avenue d’Alignan et couraient nous rejoindre tout en fanfaronnant. Alors! Qui aurait le courage d’affronter «l’allée des spectres»? Appartenir à la bande relevait de cette initiation. Je m’y suis plié comme les autres. Interdiction de courir ou de revenir sur ses pas. Une fois sorti du halo de lumière je me suis senti bien seul, cerné dans le noir par l’effrayant relief des tombes. Je ne pouvais empêcher le crissement des cailloux sous les semelles de mes sandales. Un coup à se faire repérer par les fantômes aux aguets dans l’obscurité. Je stoppais mes pas. Me retournais. A l’entrée du cimetière dix têtes m’observaient en silence tandis que quelques bras m’invitaient à progresser plus avant. L’esprit de moins en moins téméraire, je me pliais toutefois à leur volonté. Je me mis à m’encourager tout en accélérant le pas. Encore une dizaine de mètres et je n’aurais plus qu’à virer à gauche dans l’allée et courir comme un dératé jusqu’à la sortie dans l’avenue d’Alignan. Une affaire de quelques secondes en somme. Je sentis alors une présence. Etais-ce le fruit de mon imagination ? Je voyais pourtant des ombres s’agiter tout autour de moi. Quelque chose ou quelqu’un me frôla. Pétrifié j’étouffais un cri. Un étau se mit à enserrer ma cheville. Le fin duvet de mes jambes se dressa. Je me débattis en tous sens, tirais sur ma jambe mais rien n’y fit. J’étais pris au piège, livré aux démons. Les ombres enfiévrées parcouraient maintenant mon corps. Avant de me laisser entrainer dans le néant de « l’allée des spectres » j’usais des ultimes forces susceptibles de me libérer. Je balançais gnons et coups de savate. Griffais, mordais tout ce que je pouvais. Il me sembla même entendre un cri. Mes coups avaient porté. L’étreinte d’ailleurs se relâcha. Je m’enfuis jusqu’à l’avenue d’Alignan. Le cœur battant la chamade et les larmes aux yeux, je courais en gémissant jusqu’à l’angle du cimetière. Là, adossé au mur, je séchais mes larmes et me mouchais. Je ne pouvais décemment apparaitre en pleine lumière aux yeux des autres dans cet état-là. Je fus félicité pour mon courage et admis dans la bande dont deux des membres portaient quelques traces d’horions. Mais dans l’affaire j’y avais laissé une sandale. Une sandale à récupérer dans « l’allée des spectres ». 


J’ai abandonné ma savate au cimetière vieux pour la route d’Abeilhan. C’est la route du Pioch’. Depuis la rue Molière, le Papé, le père de ma tante Marcelle empruntait cette route deux fois par jour jusqu’au jardin. Je ne sais plus au juste où se trouvait ce jardin. Je ne me reconnais pas dans ce nouveau panorama. 

Le Papé, je ne l’ai pas connu bien longtemps. Juste quelques étés à aller au potager, donner à boire aux plantes et ramasser l'herbe pour ses lapins avec ma cousine Annie. Le Papé, on aurait dit qu'il avait plus de moelle. Un vieux racorni, coiffé d'un béret sale, tout recroquevillé sur lui-même, en équilibre instable sur sa courte canne. Pour nous, Le Papé c'était un arbre. Un arbre où couraient mille sillons ocre. Un arbre avec des mains d'arbre, rugueuses et blessées, pour coiffer nos têtes d'enfants. Chaque fois que je vois un arbre centenaire, je pense à lui.


Je quitte la route d’Abeilhan pour celle du Mas de Bouran en direction du château de l’Hermitage de Combas. Mon regard porte loin dans les campagnes. Au plus fort de l’été, avec la fraicheur du soir, je faisais le même trajet à bicyclette, trajet quotidien de ma grand tante Elvire jusqu’à l’Hermitage où elle travaillait au service du duc Levis de Mirepois. 

Je m’autorise une courte pause sur les bords de la Thongue où je puise un peu de fraicheur avant de reprendre ma route. Je ne retrouverai un havre de paix et de fraicheur que dans la somptueuse allée des oliviers bordant le château de l’Hermitage désespérément vide ou coassent de façon assourdissantes les grenouilles dans les bassins.


Le soleil décline doucement. La lumière se veut plus douce, plus tendre. Je quitte l’Hermitage par la route du Coussat, ces châteaux de la vigne construits au XIXème au plus fort de l’industrialisation viticole. Mon père fut ouvrier agricole dans les années trente à St Macaire, La Grassette et au domaine d’Amilhac. 


je rejoins le village, le silence des rues vides. Quelques chiens assoupis sur la route encore tiède, témoignent d’une vie au ralenti. Un enfant pleure, rapidement apaisé. Un vélomoteur pétarade au loin. L’église se vide de ses choristes, un concert organisé par La Musica avec la chorale San Jordi de St Georges de Luzançon. Je n’en étais pas informé. Une belle occasion ratée.

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 Je me retrouve sur la grand place encombrée de voitures. Je me perds vite en terrain de connaissance rue du commerce, rue des Quatre-Vents et son panorama sur la campagne.



   Et voici la rue des patineurs où mon père ruinait ses fonds de culotte à y glisser avec ses camarades de jeux lors de rudes hivers. Compte tenu de la configuration du village la rue des patineurs ne devait pas être la seule rue où pratiquer ce sport de glisse. Mon père a toujours affirmé que la rue tirait son nom de ces amusements sportifs d’enfants. Il semblerait plutôt que la présence ancienne d’artisans y effectuant des patines soit à l’origine de ce nom, mais je lui préfère la légende forgée par mon père.

Rue Victor Hugo l’ancienne maison de mon cousin André est fermée. Il me semble pourtant y entendre encore des voix familières, les cris des enfants, les aboiements de chien. Seulement le silence. Je me retrouve rue Jules Bournhonnet.



C’est là que mes parents avait fait l’acquisition en 1968, d’une maison sans charme, une maison qui n’a jamais trouvé grâce à mes yeux. Adolescent,j’étais à la charnière de deux vies et cette maison n’avait pas l’enchantement de celle de ma grand-mère. Et puis mon père y est mort. Il est mort trop tôt sans que nous ayons eu le temps de nous dire des choses. Qu’il me parle de Servian, de sa famille, évoque ses souvenirs. Mais l’aurions nous fait ? Il était de ces gens à taire la mémoire et les secrets de famille. Il n’échangeait rien. Cette maison n’a jamais gravé de liens affectifs au fond de ma mémoire. Mais de la revoir aujourd’hui avec ses volets fermés n’est plus pareil. J’entends les cris absents des enfants qui traversent un goulet de tuyaux rejoindre le boulevard de la Lène à côté.



                 

Dans le prolongement de la rue Jules Bournhonnet suit la rue Armand Fallières, ancienne rue de Launas, un des noms occitans de la Lène, rebaptisée du nom du président de la république venu au village constater le désastre des inondations de 1907.


Au 12 de cette rue je m’adosse contre le mur d’en face et regarde la porte de ce qui fut la maison de ma grand-mère. Il y a un papier agrafé sur le bois. Nicolas et Laetitia, les deux prénoms séparés d’un attendrissant petit cœur. Je lève les yeux vers la terrasse. Des suspensions abritent quelques plantes et je devine la structure d’une pergola pour la protéger des fortes chaleurs d’été. 


En remontant vers la place, c’est à l’angle de la rue Charles Reboul et de la rue Pasteur, qu’armé de mon étrange boite à images et de mon appareil photo j’ai délié la langue d’un curieux.

Et nous voilà à bavarder tandis qu’il attend sa mère pour l’emmener partager le repas dominical. Je lui donne la raison de ma présence ici. Il est surpris de la raison de ce « pèlerinage ». Il me demande sans ambages qui je suis. Je lui réponds. « Vous êtes de la famille d’Antoine ? me questionne-t-il étonné. – Je suis son fils, le plus jeune. » Son visage s’éclaire soudain et Il me serre chaleureusement la main. « J’ai bien connu votre père. » Malgré quelques cheveux blancs cet homme est loin d’avoir atteint un âge canonique, bien au contraire. Il à l’air encore jeune. Il est de la classe 58 comme il me dit. A la disparition de mon père en 1982 il avait vingt-quatre ans. « Votre père était un grand sportif en athlétisme. Avec Jacques, vous connaissez Jacques, son neveu, ils ont beaucoup fait à Servian pour le rugby en faveur des jeunes. » Première nouvelle. Je savais mon père très attaché à ce sport mais pas à ce point. Je lis dans ses yeux qu’il jugeait mon père comme un type bien et n’en suis pas peu fier. « D’ailleurs durant quelques années il y a eu à Servian un challenge de rugby qui portait son nom.» Et il me laisse avec cette soudaine révélation continuer mon chemin rue Pasteur, frôler le fantôme de l’épicerie Rossignol et débouche face à l’église pour gagner la place.

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Il est midi. Me voilà au Grand Café. Toutes les tables sont occupées. Le comptoir est plein. Les discussions vont bon train. On parle rugby ou politique comme dans beaucoup de café de France et de Navarre à cette heure-ci. Il règne un brouhaha indescriptible dans cette effervescence apéritive du dimanche. Après ma première flânerie, ici ça rigole et parle fort. Les hommes s’embrassent d’amitié. Les yeux frisent de plaisir comme si tout le monde s’aimait. Dans un coin de la salle la télé diffuse un match de rugby que nul ne regarde. Il fait bon. Les pales des ventilateurs sont au repos. Seuls les plafonniers chauffent l’atmosphère. L’ambiance est chaude sans être excessive. Ce n’est ici que rire et plaisanterie avant le repas. Je m’installe dans un coin et je jubile.


Comme l’écrit Marie-Thérèse Crouzet : « le Grand Café est une institution. Café de la Belle époque il est le témoin de la vie servianaise. C’est un lieu de rencontre. Bourgeois, petits propriétaire et ouvriers s’y côtoient. (…) Le visiteur qui franchit le seuil de ce vénérable café pour la première fois, est surpris, intrigué et séduit. Ici le temps s’est arrêté. L’établissement a gardé l’empreinte du passé. » 

J’ai toujours aimé l’ambiance que dégage le Grand Café avec le souvenir du claquement de ses rideaux en perles de bois. Et cette rumeur de comptoir qui y régnait lorsque je venais y chercher l’oncle. Dans les années soixante, A midi, dans cette salle comble et enfumée, l’oncle chaussait ses lunettes cerclées de fer, et jouait l’apéritif aux cartes. Ma tante Marcelle m’envoyait dans cet antre de perdition pour l’y aller chercher à l’heure du dîner. Dans un parfum d’anis, d’eau de Cologne de tabac et de sueur, je me plaçais aux côtés de l’oncle Émilien, les mains derrière le dos, attendant qu’il ait joué, bien conscient de l’importance du coup. Lorsque la carte avait claqué, sans même me voir, il me glissait d’une main sur son genou, me coiffait de sa casquette et d’un doigt commandait un sirop d’orgeat pour le petit parisien. Rien n’a changé ou presque. Le petit parisien a vieilli. Le sirop d’orgeat est devenu une mauresque.


Les tableaux de Jean Aubagnac encadrent de grandes glaces 1900. Jean Aubagnac était un peintre local qui habitait au Jeu de Ballon à côté du Grand Café. Ces toiles sont des reproductions de grands maîtres du XIXème siècle. Deux Millet « l’angélus » et « Les glaneuses » d’une taille démesurée par rapport aux originaux exposés au Musée d’Orsay. « Un marchand d’esclaves » de Victor Giraud, « l’Enlèvement de Psyché » et « la Vérité » de William-Adolphe Bougueraud, Vérité sortant du puits mais drapée à la ceinture d’une pudique étoffe afin de ne pas contrevenir aux bonnes mœurs. Une Diane chasseresse inspirée de Jules Lefebvre. « Le premier deuil » du même William-Adolphe Bougueraud est exposé dans la petite salle qui mène à la terrasse. Un autoportrait de l’artiste Jean Aubagnac trône à gauche du comptoir. Selon Marie-Thérèse Crouzet, lors de la venue du président de la république en 1907 visiter le village sinistré, « les services de sécurité se sont assurés au préalable, que les libres penseurs dont Jean-Aubagnac faisait partie, ne créeraient pas de désordres. Certainement, ces précautions n’ont pas plu à notre peintre qui, d’une main vengeresse, a tracé au verso de son autoportrait : « Vive l’Anarchie ! » Ce portrait est là, il veille sur les lieux. »

           
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Voici l'école primaire  Jules Ferry. Ma mère y a fait ses classes, mais cela remonte aux années vingt. Mon futur père venait la chercher et lui portait son cartable. Par contre l’école de mon père a été détruite et remplacée par une maison de retraite.


   Par l’étroite impasse des écoles j’ai rejoints la rue Molière. Mes pas me portent immanquablement jusqu'à la maison de l’oncle. La maison silencieuse ne semble pas avoir subi les caprices du temps.

Je reste campé devant la façade de cette maison aussi importante sentimentalement que celle de ma grand-mère. Le propriétaire actuel en est sorti les bras encombrés de matériel de pêche. Nous échangeons quelques mots tandis qu’il charge sa voiture.
Dans la cour de la maison voisine je revois la bignone se parer d’une multitude de longues trompettes orangées ou rouges, portées en bouquets durant l’été. Elles m'enchantaient lorsque j’étais enfant au travers des grilles de cette maison aux volets tirés.


Je reviens à la maison de l’oncle. Derrière le portail clos, je me souviens de la Citroën traction avant et de la Renault Frégate qui lui a succédé. Je me souviens du camion-benne mis à contribution par l’oncle pour emmener boissons, victuailles et enfants au Pioch’ sur la route d’Abeilhan. Je me souviens du matériel de chantier entreposé en vrac patatrac. Je me souviens de l’ouverture grillagée donnant sur l’impasse des Ecoles définitivement murée…

Je me souviens de l’escalier carrelé menant à l’étage. Du hall d’entrée s’ouvrant sur l’ensemble des pièces. De la cuisine sur la droite ouverte sur une terrasse donnant sur l’impasse des Ecoles. Je me souviens la cotonnade de la porte-fenêtre, ouvrant sur la terrasse, esquisser l’ombre d’un mouvement et une bande de soleil éclabousser la tomette jusqu’à mes pieds. Je me souviens des immenses jarres en céramique aux plantes méditerranéennes et tropicales. 


Je me souviens à dix heures du matin, la tablée d’ouvriers mangeant aux côtés de l’oncle. Je me souviens la terrine de fricandeau. Je me souviens le jambon de Lacaune. Je me souviens des œufs brouillés. Je me souviens de la grosse miche de pain que l’oncle coupait en belles tranches généreuses. Je me souviens de la tante aux fourneaux. Je me souviens du vin de pays à la mousse violette.

Je me souviens m’être retrouvé un matin attablé avec eux un jour où l’oncle m’avait emmené sur un chantier. Je me souviens du rire des hommes et de leurs plaisanteries. Je me souviens des brouettes à moitié rempli pour ne pas trop me fatiguer. Je me souviens avoir eu faim comme les hommes. Je me souviens …


Je me souviens de la salle à manger à gauche de l’entrée. Je me souviens la paye du vendredi. L’oncle se tenait au fond de la pièce assis à son bureau, l’air grave, derrière ses lunettes cerclées. Je me souviens de la grosse machine à calculer mécanique. Et des ouvriers en file indienne, attendant leur semaine, la casquette à la main. Ils prenaient des enveloppes de papier kraft, comptaient leur argent et repartaient après avoir salué la compagnie. Je me souviens … 

Je me souviens de ces grands faitouts remplis de «cagarols» cuisinés par la tante, ramassés par temps de pluie par ma cousine et moi-même, restés à jeûner et dégorger dans des cagettes chez ma grand-mère, et dégustés en famille dans la salle à manger de l’oncle… 
Je me souviens du grenier où nous nous enfermions par temps gris, ma cousine et moi à feuilleter la collection de Salut les Copains et Mademoiselle Age Tendre…

Age tendre... Je me souviens... 


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 La place reste le lieu privilégié des rassemblements du village. Trois fois par semaine le parking cède la place. Les commerces l'investissent et déploient jusque dans la Grand Rue un bel éventail de produits gastronomiques et artisanaux qui  côtoient les commerces alimentaires et vestimentaires. 
Je regrette la disparition de l’annonceur public qui brisait le silence de ses avis sonores aux quatre points cardinaux. Est-ce que « Nicolas poissonnier » a trouvé son remplaçant ? Ce silence n’empêche pas les serviannais de se retrouver autour des commerces, y faire leurs achats et discuter avec des connaissances. J'y rencontre ma petite cousine, la fille de Jacques à la boucherie hippophagique. Le village s'épanouit. Je déambule entre les étals avec ravissement même s’ils me semblent moins nombreux que par le passé.


Je cherche inutilement à l’angle de la place et de la Grand Rue les annonces par voie d’affiche des divertissements publics, notamment celles du cinéma le Vert Galant dont j’étais friand. 

Un été, je me souviens de l’installation au Jeu de Ballon d’un « illustre théâtre » ambulant. J’y ai assisté à la représentation de la pièce «Les deux orphelines» jusque tard dans la nuit avant que cette place ne retrouve son calme.


Je me suis assis sur l’un des bancs du Jeu de Ballon admirer le ciel et écouter l’animation du marché. 

Confronter la vérité du village et la mienne, enfouie dans une mémoire brouillonne, me laisse la tête bourdonnante des images et des bruits du temps passé. Je prends mon temps, déguste la vie. Me prélasse au soleil comme un lézard. La vie est belle.


Derrière le monument Je m’échappe dans le jardin public et retrouve les escaliers de la rue homonyme, bien des fois dévalée en sautant les marches sous peine de se rompre le cou et en y laissant dans mes chutes bien des écorchures aux genoux.



Je me pose un temps à l’ombre et au calme dans le jardin de Latreille, certainement appelé ainsi à cause de ce kiosque ombragé où garçons et filles restaient à discuter et à fumer.


A cette époque mon père m’avait inscrit pour l’été à la M.J.C. et nous allions plusieurs après-midi par semaine à la plage. De quoi nouer des amitiés. Les jours où il n’y avait pas plage, nous nous retrouvions en bande au jardin public. Plus bas, la grange du grand-père d’un de nos camarades, servait de discothèque improvisée où nous passions en boucle dans la pénombre les tubes du moment.


Les bosquets ombragés et le kiosque ont disparu au profit d’un jardin d’enfant ceinturé de quelques bancs de pierre et d’arbres élégamment taillés. Il est trop tôt dans la saison pour les jeux d’enfants.


Avant de franchir le pont ferré il y a un parapet de pierre où se tenaient immanquablement une brassée de commères à regarder passer le monde et tricoter de la menteuse.


Elles ne manquaient jamais de s‘interroger sur les membres de la bande lorsque nous passions chercher aux H.L.M. des copines. «C’est à qui ce petit au maillot rouge ? » interrogeait la plus curieuse en parlant de moi. Une fraction de seconde et fusait la réponse : « Je crois que c’est un Navarre. – Un Navarre ? – Oui, d’Elise, la sœur d’Emilien. – Lequel, elle en a eu plusieurs. – Celui-là, c’est le dernier, le petitou. – Boudiou qu’il a grandi ! » Je franchis le pont. Les vieilles ne sont plus là à me regarder passer. Je reste assuré qu’elles m’auraient encore reconnu. Un air de famille qui ne trompe pas.



Je rode un temps près du pont et de la Lène avant de suivre le chemin du Verger dont il ne reste plus que le nom. Ici aussi les habitations ont gagnées sur la campagne. Mais il y a toujours cette petite tour au toit pointu à quatre pans, où les mioches dont j’étais, loin du tumulte du village d'alors, venaient faire exploser quelques pétards à mèche et cueillir des roseaux.

7



Après la traversée de la France et une nuitée à Marvejols, nous arrivions avec la 4CV familiale à Servian, sur les coups de midi. Mon père stationnait la voiture à côté du garage au début de la rue Armand Fallières.


Je me dégourdissais les jambes jusqu’à la porte d’entrée de la maison de ma grand-mère Mathilde. Mes parents, les bras chargés de valises m’y retrouvait. Mon père entrouvrait la porte et emprisonnait de la main la grosse cloche avant qu’elle ne prévienne de notre venue les occupantes de la maison. Je me précipitais dans la montée des raides escaliers. J’écartais le rideau de perles de bois et me jetais dans les bras de ma tante Elvire, la sœur de ma grand-mère.

       
j’ai contacté Laetitia et Nicolas, les actuels propriétaires. Ceux-ci ont accepté de me recevoir. Me voilà dans la rue Armand Fallières, très ému en arrivant à hauteur de la maison. Une jeune femme, accoudée à la rambarde de la terrasse, attend la venue du visiteur.

La porte s’ouvre et me livre passage. Je suis accueilli par Leatitia et Nicolas. La cloche n’a pas tinté. Elle a été démontée et git dans la boite aux lettres au dos de la porte. Je ne la reconnais pas. Mes yeux d’enfant et ma mémoire l’imaginaient bien plus grosse. 

     Mon regard se porte vers le fond, cette « grotte » qui occupait la totale superficie de la maison sous les pièces habitables. Bien éclairée aujourd’hui elle est devenue un atelier et un espace de rangement.

A mon époque cet éclairage était des plus sommaires. Brasillait en son centre une ampoule faiblarde dont Le halo lumineux d’une maigre circonférence n’éclairait guère. J’entendais bon nombre de rongeurs se manifester dans l’ombre derrière les tas de ceps de vignes et les fagots de sarments empilés dans un coin. Je ne m’aventurais jamais bien loin, sinon jusqu’à la fosse vaste et sombre réserver aux besoins hygiéniques, m’y accroupir comme un drôle d’oiseau sur son étrange perchoir. 

Rares étaient les maisons disposant de WC. Chaque matin nous avions droit au passage de la tinette et de sa cloche pour vider les seaux d’aisance. Puis c’était au tour de la distribution des pains de glace pour les glacières avant l’enlèvement des ordures ménagères. Un rituel bien ordonné. 

Avec les gros travaux de l’installation du tout à l’égout, ce fut l’arrivée des WC installés sous les escaliers qui ne contenait auparavant que des clapiers et la bicyclette de ma tante Elvire.



Précédée de Laetitia, nous voilà à l’étage. Les deux petites portes ont été remplacées par une baie vitrée. Il y avait une petite pièce à vivre qu’éclairaient chichement les vitres des deux petites portes. Au fond de cette pièce les deux chambres obscures des occupantes de la maison. A main gauche un débarras et une échelle de meunier permettait d’accéder au grenier.

Sur le mur de droite, je revois encore la pierre à évier et le filet d’eau fraiche du lavabo sur les grappes de raisin et le melon pour nous en régaler le midi. 

Je revois les objets posés sur la dentelle de la tablette du manteau de la cheminée.

Je revois le placard scellé dans le mur et ses mille parfums alimentaires. La pâte de coing, le lait condensé sucré, le chocolat en poudre et la miche de pain.

Sur ce mur se tient désormais un escalier intérieur. Il conduit à l’ancien grenier transformé en une chambre et une salle de bains pour les parents. 

La cloison des deux chambres a été abattue et la pierre mise à nue. Là où se tenait le lit de ma grand-mère il y a un canapé. Ma paillasse a été remplacée par un meuble informatique sous l’escalier.

De l’autre côté de la cloison aujourd’hui disparue, il y avait une commode et une glace murale. Face à cette glace, mamée Mathilde mettait son linge de nuit et dénouait ses longs cheveux qu’elle brossait longuement. La lumière des étoiles passait par la lucarne. Les pattes des chats griffaient les tuiles. Et je m’endormais. Le matin Mathilde s’apprêtait avec minutie. Chaque chose à sa place les ustensiles se glissaient dans sa main avec aisance. Le tablier noué, prête, elle restait quelques secondes à se mirer dans sa nuit et gagnait la pièce à vivre s’installer dans son fauteuil en osier. C’est dans ce fauteuil que je la trouvais immanquablement chaque été en arrivant après avoir franchi le rideau de perles de bois.



Elle se tenait raide dans une robe sombre, les cheveux relevés en chignon, le visage tout chiffonné de vie, rendu plus maigre encore par les lunettes noires à monture énorme. Mon père posait les valises et ma mère embrassait Mathilde. Puis, je devais m’avancer vers elle. De ses doigts secs et noueux, elle me palpait de la tête aux pieds pour mettre à jour sa mémoire. Elle me trouvait joli. Elle me trouvait grandi. Elle me trouvait toujours trop maigre et nerveux comme une petite chèvre de montagne. Elle me serrait enfin dans ses bras et nous nous embrassions. Puis nous n’échangions plus rien d’autre que des bonjours quotidiens, moi emporté par la fièvre des vacances et elle retranchée dans l’obscurité de son silence.

Le débarras à lui aussi disparu. Cet espace vacant est maintenant une belle cuisine qui puise depuis un puits de lumière un éclairage naturel émanant de l’ancien grenier. La chambre de ma tante Elvire cloisonnée de neuf est une salle de bains. 

Le plus surprenant est que Laetitia et Nicolas aient pu faire l’acquisition de deux pièces de la maison voisine et y créer les chambres de leurs filles. D’où la nécessité d’ouvrir une fenêtre dans la montée d’escalier pour éclairer ces pièces.


La terrasse elle aussi a subi quelques changements. Elle y a gagné un salon de jardin et une pergola pour se préserver des fortes chaleurs. 

En été, impossible de circuler sur cette terrasse sans se chausser sous peine de se brûler la plante des pieds. Ouverte sur un ciel céruléen et donnant directement sur la rue Armand Fallières elle possédait un bac en ciment où je me lavais avec un savon de Marseille bien trop gros pour mes petites mains.

Ma tante Elvire mettait une lessiveuse à chauffer au soleil d’août pour le bain de mes frères.

C’était aussi le rendez-vous de mon père et de mes oncles pour y déguster des moules crues avec du vinaigre de vin accompagnées d’un coup de blanc.

Laetitia et Nicolas ont eu l’ingénieuse idée d’élargir l’allée menant à la terrasse et de placer des grilles au sol afin de donner un peu de lumière au rez-de-chaussée.


L’aménagement de l’espace est réussi et surprenant en regard de ce dont je m’en souviens. Mais je n’ai pas cette nostalgie de musée. Cette maison est vivante. Elle connait une vie de famille et des rires adolescents.



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La porte de la maison de ma grand-mère refermée derrière moi, je reste un instant sur le seuil à rêver comme à mon habitude. 

Je cherche des yeux la porte de la mercerie de madame Salvi. Le plus souvent nous la trouvions sur son pas de porte à tricoter. J’accompagnais parfois ma tante dans cet antre de la couture et de la broderie admirer cartes et bobines de fils, boutons sur cartes ou en vrac, dentelles, rubans et écheveaux de couleurs multicolores cachés dans les tiroirs sombres des meubles surmontés de piles de chaussettes en laine ou en fil d’Ecosse comme le signalait les étiquettes. 

Dans cette rue si calme, en cette saison, comme dans la plupart des rues du village, les soirs d’été, quand l’air s’était radouci, des fenêtres ouvertes s’envolaient des bribes de conversations. Les femmes sortaient les chaises sur le pas de porte et discutaient dans l’air de ce début de nuit. Ces intonations chantantes roulaient les mots comme les pierres d’un torrent. Les enfants se contentaient des joies simples des jeux d’extérieur. Les hommes eux se rendaient au jeu de boules.

Ce jeu de boules, je l'ai retrouvé  avenue Jean Moulin. Dans mes souvenirs je le situais plus près des H.L.M. A côté de l’ancienne gare.  Les soirs d’été, Il y avait foule sous l’éclairage public pour constituer les équipes de doublettes ou de triplettes. Les boules roulaient dans les grosses pognes glissées dans le dos des joueurs. Puis le « petit » lancé à une dizaine de mètres environ, quelqu’un dessinait un cercle. La partie pouvait débuter. Mon père me poussait légèrement à l’écart afin de ne pas gêner les joueurs. Et je restais là avec les spectateurs à admirer la finesse du jeu de chacun et écouter les commentaires insatiables qui n’en finissaient pas. Ça se charriait souvent. Ça contestait beaucoup, ce qui générait des mesures et des calculs bien savant pour savoir qui aurait le point. Ça discutait beaucoup. Ça pinaillait sec. Ça s’engueulait parfois. Toujours le verbe haut mais jamais de façon bien méchante. 

On ne peut pas dire que mon père ait été un bouliste chevronné, mais il jouait toujours avec sérieux, application et un certain savoir-faire. Parfois un « carreau » ou un point arraché in extremis lui valait les félicitations de ses partenaires. Après chaque point, je récupérais les boules de mon père que j’essuyais à un chiffon avant de les lui remettre et regagner l’ombre et l’anonymat. Les jeux de boules achevés nous rentrions entre voisins et mon père ne manquait pas de se faire houspiller pour m’avoir ramené à pas d’heure. 


Dans cette rue Armand Fallières où se dispersent mes souvenirs, la fontaine publique n’existe plus. Elle ressemble à celles qui témoignent encore du temps jadis. J'en ai vu une sur la place.


Nous les mioches, formions des équipes et faisions dévaler nos billes de couleurs dans le caniveau, comme les coureurs du Tour de France. Nous les accompagnions de nos rires et de nos cris pour les rattraper avant qu’elles ne disparaissent définitivement dans l’égout.


Au bout de la rue je revois l’épicerie de Cécile ou je courrais plus souvent qu’à mon tour chercher le complément de ce qui manquait à la maison.
                    
Depuis « la brèche » j’ai suivi la Lène jusqu’à l’avenue de Coulobres là où les aménagements de ses abords prennent fin et que la rivière reprend son cours naturel.

 La végétation naturelle y est abondante. Les arbres apportent une ombre apaisante. Les berges végétalisées sont aussi de véritables habitats pour de nombreuses espèces animales dont les grenouilles. Armé d’une fourchette aplatie, attachée à du fil à pêche la marmaille se mettait en chasse des amphibiens. Je me prenais pour Ned Land le harponneur de Vingt mille lieues sous les mers ou Queequeg, le cannibale harponneur de Moby Dick. Mais ici rien à voir avec un poulpe où une baleine blanche seulement quelques batraciens. Je rassure ici les âmes sensibles, doté de cet équipement des plus précaires et ma maladresse devenue légendaire je n’ai harponné aucune grenouille mais y ai perdu bien des fourchettes.


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Le château de l’Hermitage ! Un château de l’enfance dont parfois résonnait le nom au hasard des conversations adultes. Tata Elvire y travaillait. Pour le reste cela ne regardait  pas les enfants. On y passait parfois en voiture sans nous y arrêter et je regardais les tours et les enceintes de ce château aussi mystérieux que celui de La Belle et la Bête. 


Elvire  était assise sur les dernières marches de sa maison rue Armand Fallières. Des clapiers proches elle en avait tiré deux pigeons. Elle en tenait un dans chaque main, les doigts sous les ailes, et leurs compressaient les poumons jusqu’à les étouffer. Ceux-ci battaient de l’aile, dodelinaient de la tête et tournaient de l’œil avant de tirer leur révérence. Si d’aventure l’animal n’était pas occis, tata Elvire lui brisait les cervicales d’un tour de cou. Vlanpancrac ! Il était mort. Comment cette femme aux yeux si clairs pouvait se révéler si cruelle ?
Pareil pour les lapins. Elle tenait le condamné suspendu par les pattes arrière, l’étourdissait d’un coup sec sur la nuque, afin que son cœur batte encore lors de la saignée, puis lui tranchait les carotides. Une fois vidé de son sang elle enlevait le pyjama au jeannot et je récupérais une patte, conservée jusqu’à ce qu’elle soit découverte par ma mère et finisse à la poubelle. Mais je m’égare. Revenons à nos pigeons. Dans une volée de plumes j’attendais toujours une réponse à ma question :

« Dis, tata, a qui il appartient le château où tu travailles ?

- A Moussioulouduc . »

J’avais bien des fois entendu parler de ce Moussioulouduc sans savoir qu’il était propriétaire du château de l’Hermitage. Ma tante était sa cuisinière. Lorsque je fus contraint d’avaler quelques bouchées de pigeons aux petits pois, j’appris que Moussioulouduc adorait cela et ne laissait pas sa part aux chiens. Il s’en passait de belles dans les tours du château. 

Un jour, il vint même à Paris s’inviter chez nous dans le poste de télévision. L’académicien Antoine Lévis-Mirepois me fut alors présenté comme le propriétaire du château où travaillait tata Elvire. Il me paraissait bien plus fréquentable que ce Moussioulouduc dont on m’avait parlé , même si Mirepois et petit pois jetait le doute dans mon esprit.

Avec le temps ce Moussiouloudouc m’est resté familier sans vouloir le connaître ni chercher à franchir l’enceinte de sa demeure. Bien entendu Moussioulouduc est maintenant décédé. Et il y avait belle lurette qu’il s’était séparé du château.

Mon frère ainé l’a connu mieux que moi, puisqu’il a effectué bien des fois les vendanges avec mes tantes Marie-Rose et Elvire, cuisinière et «meneuse», pas de revue, mais celle qui gérait le rythme de tous les coupeurs.

A la demande de Geneviève Forasiepi, les actuels propriétaires ont eu l’élégance de m’ouvrir leurs portes et me faire visiter le château et bien entendu la cuisine, intégrée désormais à l’un des vingt-cinq appartements de charme à la configuration unique et au décor personnalisé qu’ils proposent.


Les  propriétaires ont effectué un gros travail de rénovation. Ceux-ci ont reconstitué alors toute la propriété en rassemblant un vignoble de quarante hectares avec le château ainsi qu’un parc et jardin de six hectares. Il accueille aujourd’hui dans un cadre entièrement restauré, hôtes, animations, spectacles, concerts et vient d’ouvrir un restaurant.

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Ceux qui me connaissent le mieux se demandent bien dans quel billet j’évoquerais le Pioch’, ce lieu mythique de ma jeunesse. Pour eux qui en ont si souvent entendu parler, il est impensable que je ne m’y soit rendu, ni ne l'évoque dans cette série "hors saison" sur Servian.

Pour les autres, qui n’en ont jamais entendu parler ou qui ne le situe pas bien dans leur esprit, du village de Servian, à hauteur du cimetière vieux, vous prenez la D146 en direction d’Abeilhan. A trois kilomètres vous empruntez à main gauche, ce qui était à l’époque un chemin poussiéreux de limon jaune jusqu’à atteindre une minuscule bicoque dressée parmi les acacias, rayonnant sur l’ensemble d’un verdoyant panorama qu’il surplombe à quatre-vingt-dix mètres. Il domine au Sud-Ouest la vallée de la Lène. C’était Le Pioch' ou Pioch' d'Audouy. Un refuge sans eau ni électricité. Rien d’autre que de la terre, des vignes, quelques amandiers et des grillons. Le Paradis des enfants et des grands en des temps qui ne connaissaient pas la télévision, les tablettes tactiles, ordinateurs et téléphones portables et consoles vidéo. 


J’y suis donc retourné à pied en empruntant le faubourg Montplaisir pour rejoindre la D146. A une volée de moineaux de ce fameux Pioch', mon cousin Jacques entretient une belle propriété dont il a planté toutes les variétés arborescentes depuis quarante ans. Elles ont grandi sous l’oeil vigilant de ce travailleur acharné qui n’a de cesse de se donner chaque jour à sa tâche. L’éblouissant résultat habille le panorama d’un joli camaïeu de vert où l’ombre se veut rafraîchissante et apaisante. Quel délice ce doit être de vivre ici, loin de la fureur du monde.

Que dire alors de ce que j’ai vu, ou plutôt que je n’ai pas vu du Pioch’ de ma jeunesse que Jacques m’a emmené voir ?

Il n’y a absolument rien à en dire. Je soupçonne que le bâtiment d’origine a été rasé au profit d’une maison plus vaste et plus cossue dont j’aperçois la toiture par-dessus le vilain mur de parpaings qui l’entoure. Le Pioch’ est devenu un camp retranché. Les lapins ne viendront pas nuire à sa végétation comme s’en plains Jacques sur « ses terres ».
Je me demande ce que peut donc bien voir l'actuel propriétaire. Un mur de Berlin. Que serait-il devenu ce Pioch' si Jacques avait habillé de vert son enceinte avec autant de talent et de charme que la propriété dont il a la charge ? Il me l’aurait certainement sublimé comme le fait ma mémoire.


Les jours de « Pioch » tonton Emilien, chargeait la benne de sa camionnette de deux ou trois dames-jeannes d’eau claire, une de vin rouge, une de vin rosé, un panier avec fruits et légumes, le goûter, la saucisse sèche, le jambon de pays, de la viande à griller, deux ou trois mioches et en route pour le Paradis. 

Le repas achevé, les discussions et les rires épuisés. L’eau de la lessiveuse était chaude, la vaisselle faite et les couverts étincelaient sur le linge où ils séchaient au soleil. Les hommes assoupies dans des chiliennes, un mouchoir sur le visage, gobaient des mouches avec des borborygmes de tuyauteries en détresse.

Les merveilleuses journées d’été que nous avons passé là, à piailler à voix basse, se dorer au soleil, se goinfrer d’amandes à en être malade à ne plus pouvoir descendre de l’arbre, à être poursuivi par des guêpes, manger des grains de raisin bleu de sulfate. 

En fin d’après-midi, lorsque la lumière virait doucement, abandonnait ses teintes cristallines et sombrait avec le soleil, nous allions cueillir figues et amandes. Nous nous mettions en quête d’asperges sauvages. Capturions des sauterelles grises au ventre rouge. Nous nous amusions à les voir remuer leurs pattes et contracter leur abdomen articulé. J’enfermais mes prisonnières dans un pot vide que je trimbalais sur mon flanc dans une besace minuscule. Le long du chemin, nous les regardions sauter dans leur prison de verre. Il y avait de nombreuses haltes près des mûriers bruissant d’insectes. Nous nous griffions les jambes aux ronces. A défaut de remplir nos seaux, Nous nous barbouillions de fruits rouges portés maladroitement à la bouche par poignée. 

Le soir nous regagnions la camionnette de l’oncle après avoir libéré les prisonnières. Ocre de poussière, poisseux de sucre, nous rentrions au village, les yeux fertiles, cheveux au vent et sourire aux lèvres. 

Ainsi était Le Pioch'.


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Mon séjour prend fin. Dans quelques heures je quitterai le village pour prendre le TGV en direction de Paris.


Je passe le pont, en caresse le parapet, jette un œil attendri sur la Lène qui peut se révéler si terrible et sort du village par l’avenue d’Espondheillan. A l’époque nous y trainions notre mélancolie et notre ennuie en grillant quelques clopes avec les potes. Notre tristesse aussi en se quittant au terme d’un mois de vacances.

 Mon cœur s’évade dans les campagnes. Marcou, La Cartoule, Bel Air. Immuable, le village dans le lointain. Un village qui s’est certes étoffé, s’est modernisé mais en fin de compte n’a guère changé. Son cœur est et restera au fond du mien toujours le même.

Cette dernière journée comme toutes les autres est délicieusement nonchalante. Tout ce que j’escomptais faire là été bien entendu de travers, fait de rencontres, de discussions, de flâneries, de paresse, de rêveries. Un air de liberté a flotté dans l’air tout au long de cette semaine. J’ai pu déambuler au gré de mon inspiration dans ces belles ruelles tortueuses.

Porté par mon vague à l’âme j’ai retrouvé mille et une images restées tapies dans une mémoire qui ne m’a pas trop fait défaut. J’ai cherché bien en vain de fantomatiques commerces. Qu’importe, ils rôdent toujours derrière les brumes de mon esprit. 

Le marchand de journaux et de tabac de la Grand Rue chez qui je dépensais quelques francs en sucrerie et en livres de la Bibliothèque verte. Le tabac du Jeu de Ballon. L’épicerie Rossignol. La boucherie Nicouleau (?) et sa rangée de chaises où patientaient de bavardes clientes. Les belles flutes du boulanger dans la montée de la rue Pasteur. La pâtisserie des parents d’Alain Planes rue du Commerce, homonyme d’un pianiste dont j’écoute l’interprétation des sonates de Schubert. 

L’épicerie de la rue des Baumes, dont j’ai retrouvé l’atmosphère dans celle de Baptiste Fabre, joué par Fernand Charpin, dans le Schpountz de Marcel Pagnol. Soyons sérieux. L’atmosphère seulement. Je ne veux pas faire offense à cet honorable commerce, car ici pas « d’anchois des tropiques » mais des anchois frais, des maquereaux, des condiments et des olives aux noms chantant préparées en vertes et en noires. 

Ma grand-mère Mathilde les tirait une à une de son cornet de papier sulfurisé et les portait à sa bouche avec une satisfaction évidente. Elle les faisait rouler dans sa bouche d'une joue à l'autre comme un enfant le ferait d'un bonbon. Puis elle les déshabillait du bout des dents, pompait le suc avant d'en avaler la chair. Elle ne gardait que le noyau pour tenter d'en extraire le jus.

Mais il me faut partir. Laisser Mathilde, Elvire, Marcelle, Emilien, Annie, Michelle, tonton René, André, Claude, Jacques, Cécile, Madame Salvy, Rossignol, tant d’autres… tout ceux qui au cours de ce séjour j'ai eu le plaisir de rencontrer ou de revoir, sortir du village et rejoindre Béziers, les allées Paul Riquet, je jardin des poètes et la gare. 


Le train n’a pas encore adopté cet air frondeur de TGV et se traîne le long de la Méditerranée, comme un estivant en avance sur la saison, d’Age à Sète, le temps de lorgner les premiers bains de soleil et le manège des ailes multicolores des kitesurfs sur l’étang de Thau, avant de glisser ensuite jusqu’à Montpellier charger son flot de passagers.



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