dimanche 3 novembre 2013

Lou Reed (3)



En 1990, Vaclav Havel a déclaré qu'il avait appelé la révolution tchèque " the Velvet Revolution " [la révolution de Velours], en référence à votre ancien groupe, le Velvet Underground, et à " la musique qui peut changer le monde ". Croyez-vous qu'aujourd'hui la musique américaine possède encore ce pouvoir ? 


La déclaration de Vaclav Havel m'accompagnera jusque dans mon tombeau. J'ai rencontré cet homme formidable en 1990, peu après son élection à la présidence. Il m'a raconté qu'en 1968, alors que les chars du Pacte de Varsovie écrasaient le Printemps de Prague, il avait réussi à trouver, je ne sais comment, un vinyle du premier disque du Velvet. Il avait transcrit tous les textes sur un carnet noir, relié à la main ; il les avait ensuite recopiés à 200 exemplaires pour les faire circuler. Il m'a offert l'un d'eux en me disant : " Nous avons tous la même musique intérieure. "





[...] J'allais interviewer Vaclav Havel, le nouveau président de la Tchécoslovaquie et l'un de mes héros personnel - un homme qui comme Mandela aurait pu s'exiler. Le gouvernement voulait qu'il s'exile. Il était auteur dramatique, il avait du succès - pourquoi n'a-t-il pas quitter le pays. Ils lui ont dit - si vous déposez une gerbe sur la tombe de ce dissident, vous irez en prison. Il l'a fait, et il est allé en prison.


Et maintenant il était président de son pays. Son cabinet était composé de dissidents comme lui. Les communistes avaient été éjectés du pouvoir. [...] C'était un poète, un auteur dramatique, un grand homme.


[...] C'est le genre de personne qu'on aime d'emblée. Et d'autant plus quand il se met à parler. [...] C'est l'un des hommes les plus gentils que j'ai rencontré dans ma vie. Je lui ai demandé si je pouvais faire démarrer le magnéto.

[...] HAVEL : Le plus dur pour moi, depuis que je suis président, c'est que je n'ai plus le temps d'écouter de la musique. Uniquement l'hymne présidentiel... Le seul moment où je peux écouter de la musique, c'est dans ma voiture, en allant d'un endroit à un autre. Mais j'écoute ce CD dès que je peux. J'aime aussi beaucoup le rock. Il m'arrive même d'écouter de la mauvaise musique moderne, de la musique commerciale, de la pop.


Pendant vingt ans, ils n'ont passé que de la musique pop, insipide à la radio. Aujourd'hui, c'est déjà possible d'entendre de la musique qui avant ne circulait que clandestinement. Les gens s'échangeaient des cassettes. Et quiconque diffusait ces cassettes un peu trop longtemps se faisait généralement arrêter. Maintenant, tout le monde est sorti de prison, et on passe cette musique à la radio.


REED : Est-ce vrai qu'il n'y a pas si longtemps, on ne pouvait pas jouer de guitare sur le pont Charles ?


HAVEL : Oui, c'est vrai, les gens qui jouaient de la musique là-bas se faisaient parfois arrêter. En tout cas, on les gardait un moment au commissariat avant de les libérer. Mais maintenant qu'on a commencé à parler de musique, il y a une chose que j'aimerais dire. C'est que notre révolution, outre ses nombreux aspects, a une composante musicale. Ou artistique... Elle a aussi des antécédents musicaux bien particuliers.


A la fin des années soixante, il y a eu un engouement pour le rock dans ce pays... Après l'invasion russe, la plupart des groupes se sont séparés ou on fait un autre genre de musique, car le rock de qualité était réellement banni. Mais il y a eu un groupe, notamment, qui ne s'est pas dissous, ni rebaptisé, et qui n'a pas changé. Il y en a eu plusieurs, mais celui-là était le plus connu. Dans leur style de musique, ils ont été très influencés par le Velvet Underground, dont j'avais le disque. Je l'avais rapporté de New-York en 1968. C'était l'un des premiers disques...


Ce groupe a été persécuté - d'abord ils ont perdu leur statut de professionnels. Ensuite, ils ne pouvaient plus jouer que dans les soirées privées. Pendant un temps, ils ont également joué dans la grange de ma maison de vacances, où nous devions, et c'était très compliqué, organiser des concerts clandestins... Ils s'appelaient : The Plastic People of the Universe.


Grâce à eux, un mouvement de contre-culture est né dans ce pays, durant les sombres années soixante-dix et quatre-vingts. Puis ils ont été arrêtés. Avec plusieurs amis, nous avons organisé une campagne pour protester contre leur arrestation. Ç'a été assez difficile de convaincre certains messieurs très sérieux et autres prix Nobel de prendre position en faveur d'une bande de rockers chevelus. Néanmoins, nous avons réussi. A partir de là s'est formé une espèce de communauté de solidarité.


Sous la pression de notre campagne, la plupart de ces musiciens ont été libérés. Certains d'entre eux ont été condamnés, mais seulement à des peines légères. Et il nous a semblé qu'une communauté née dans de telles circonstances ne devait pas disparaitre, mais perdurer sous une forme plus stable. C'est ainsi que la charte 77 pour les droits de l'homme a vu le jour.


REED : Vraiment ?


HAVEL : Le procès des groupes de rock a été une grande affaire. Il était encore possible, a cette époque, d'entrer au tribunal et d'assister à un procès de ce genre. A l'intérieur, il y avait un monde fou. On pouvait très bien voir un professeur d'université en train de discuter amicalement avec un ancien membre du présidium du parti communiste et avec un rocker à cheveux longs, tous trois entourés de policiers.


[...] Tout d'abord, je tiens à mentionner que, comme souvent dans les groupes de rock, les Plastic People of the Universe ont subi des bouleversements, changé de nom, certains des membres sont partis, mais l'âme de ce groupe existe toujours. Il s'appelle à présent Midnight - Unots. C'était Pâques, il n'y a pas longtemps. J'allais dans ma maison, j'avais allumé la radio dans la voiture et j'ai entendu la musique de la Pâque juive, joué par ce groupe et enregistré dans ma maison [...] enregistré environ treize ans plus tôt... Le disque n'était jamais sorti. Ils s'étaient enfermés deux jours dans ma maison et avaient enregistré cette chose. Clandestinement. Ç'a été une expérience très étrange que d'entendre brusquement cette musique à la radio tchèque.


[...] L’esprit des années soixante, la rébellion contre le pouvoir installé, a eu un impact très net sur l'évolution spirituelle de ma génération et celle des gens plus jeunes. Et curieusement, cet esprit s'est transcendé dans le présent. Mais la différence entre notre révolution et cette rébellion d'il y a 20 ans, c'est que nous avons franchi une étape de plus. Aussi minime et insignifiant ce progrès soit-il, nous avons cependant eu conscience d'une chose : on ne peut pas se contenter de détruire, encore faut-il reconstruire, et d'une autre manière. Beaucoup de gens ont pris des responsabilités d'ordre politique. Michael Kotap, par exemple, sans doute le rocker le plus célèbre en Tchécoslovaquie, est aujourd'hui l'un des députés les plus efficaces de notre parlement fédéral. Il n'a pas trop le temps de composer de la musique. C'est un sacrifice qu'il a fait à la société.


REED : A l'évidence, vous pensez et prouvez que la musique peut changer le monde.


HAVEL : Pas la musique en soi, elle n'est pas suffisante en elle-même. Mais elle peut contribuer à cela de façon significative, en participant à l'éveil de la conscience humaine.



[...] Il ne se passe pas un jour sans que je pense à Vaclav Havel et à la réponse qu'il m'a faite à la question que j'ai eu le plus envie de lui poser - "Pourquoi êtes-vous resté ? Pourquoi n'avez-vous pas quitté le pays ? Comment pouviez-vous supporter une telle injustice ?" Et il m'a dit :


"Je suis resté parce que je vis ici. J'essayais seulement d'avoir l'attitude juste. Je n'avais pas prévu qu'il arriverait toutes ces choses, mais je n'ai jamais douté que nous réussirions. Avoir l'attitude juste, telle a toujours été mon intention".




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