vendredi 23 novembre 2012

Barbara : La grande dame brune


Image du Blog lameretlamour.centerblog.net


"La grande dame Brune et moi" par Papou
Une rencontre
C’était une époque où nous n’avions pas grand chose et vivions d’encore moins. Le dimanche nous nous levions tôt, prendre le bateau et traverser le rade et le goulet de Brest jusqu’à Camaret. Quel que soit le temps, la journée s’écoulait à regarder la mer. Une heure avant le dernier passage, nous partagions une crêpe en guise de repas du soir. L’amour ne nous coûtait guère, bien moins que les livres de poche que nous lisions au lit pour nous garantir un peu du froid. Seul un poste à transistors nous reliait encore au monde. Partager nos joies avec nos proches demandait de descendre armés de pièces dans une cabine au coin de la rue pour téléphoner, en attendant des jours meilleurs afin de remonter en train à la capitale y passer quelques jours. C’est dire si les nouvelles technologies ne nous encombraient guère. Nous ne nous en portions que mieux. On nous avait prêté un magnéto à bandes, avec pour seule et unique bande l’intégrale Barbara de 1962 à 1970. Ainsi s’est écoulée notre vie un an durant en compagnie de la dame brune.

Et je souviens de Barbara quand la pluie battait le carreau. Je me souviens de cette voix claire, émouvante, fragile et forte qui montait crescendo en dedans de nous. Je me souviens ce piano noir, imaginé longtemps dans un coin de la pièce avec la belle dame brune qui jouait et pleurait la vie tout pour nous des heures durant. Barbara. La dame brune. Le piano noir. Inoubliables. Je me souviens : « Je ne suis pas une grande dame de la chanson. Je ne suis pas une tulipe noire. Je ne suis pas poète. Je ne suis pas un oiseau de proie. Je ne suis pas désespérée du matin au soir. Je ne suis pas une mante religieuse. Je ne suis pas dans les tentures noires. Je ne suis pas une intellectuelle. Je ne suis pas une héroïne. Je suis une femme qui chante.»

Il pleuvait sans cesse sur Brest. Je me souviens de Barbara. Et chaque fois que je l’écoute, la même émotion m’étreint. Je me souviens de cette ville si triste ou une brise de mer nous assaillait soudain, et le froid nous prenait en traversant Recouvrance où pourtant nous étions heureux.



Un rendez-vous

Lors de notre retour à Paris nous sommes allés voir Barbara. La chose avait été promise de longue date et la table retenue depuis maintenant trois semaines. Elle aimait Barbara et je ne demandais qu’à partager sa passion. Comme je n’avais pas un fifrelin et portait des sapes de loqueteux, j’ai traîné ma peine boulevard Barbès. Les vitrines affichaient slogans accrocheurs et prix modiques. Le chevron me semblait indémodable. Je me suis laissé tenté par un costume de couleur indéterminé dont le vendeur, à l’humour pince sans rire, m’affirma qu’il m’allait à ravir. Les affaires allaient-elles donc si mal pour qu’il se montre aussi obséquieux à mon égard ? Le pantalon tirebouchonnait et le rendu arrière de la veste baillait de façon disgracieuse quand je la fermais. Seul avantage en sa faveur : le prix. Je cédais donc à l’appel des sirènes, complétais ma garde robe d’une chemise pastel, déjà froissée d’impatience, et m’acquittais de mes achats.

Les retouches n’y changèrent rien. «Costard Pochon, t’as l’air d’un con.» Un slogan qui tient toujours ses promesses. En dépit du repassage à sec, un mauvais lainage reste un mauvais lainage. Un mauvais lainage qui pochait désespérément aux coudes et aux genoux. A moins des rester en permanence debout les bras ballants. Et encore. Les accessoires outranciers ajoutaient au ridicule. Mon double manquait cruellement d’élégance. Il ne manquait plus qu’une mauvaise eau de toilette pour rajouter une touche de mauvais goût. J’y remédiais derechef. Parfait.

Il pleuvait ce soir là. Nous sommes descendu à la station Palais Royal et avons rejoins l’avenue de l’Opéra. C’était la première fois que je me rendais à un dîner spectacle. Elle aussi. Dès le seuil franchi, le premier passage obligé fut le vestiaire. Parmi les manteaux chics et sombres, nous laissâmes son manteau clair, ma serpillière, et un parapluie que personne ne nous volerait jamais. La salle était petite. Elle pouvait accueillir tout au plus une centaine de personnes. Deux longues tables dressées sur les côtés la rétrécissaient encore plus. A voir ces femmes en lamés et ces hommes en smoking j’ai senti que je n’étais pas à ma place mais il était trop tard pour reculer. Bien entendu il n’y avait qu’une table au centre et ce fut la notre. A notre entrée les regards se sont portés sur nous. Nous faisions sensation. Certainement la couleur poireau pomme de terre de mon costume Pochon, ma chemise poussin albinos, ma cravate et ma pochette aussi cramoisi que ma gueule, le tout assorti aux chaussettes. Avec les pochons aux genoux, mon pantalon avait bien perdu dix centimètres de longueur, juste question de laisser admirer la qualité du fil d’Ecosse de mes chaussettes agonisantes sur mes chevilles. Mon portefeuille faisait sailli dans ma poche. Sans compter celles du pantalon bourrées d’accessoires tels des bajoues de hamster. La grande classe. Elle me précédait en robe claire à godets et chaussée de bottes blanches. Aidée par un bellâtre qui ne nous quitta plus de la soirée elle s’assit à ma gauche tandis que je me jetais sous ma chaise question de tenter de passer inaperçu. Rien n’y fit. Bien heureusement rapidement les habitués nous oublièrent. Sauf le bellâtre toujours disposé à nous rendre service. M’allumer ma clope, me servir du vin, lui servir de l’eau, nous couper la viande, m’essuyer la bouche, me faire les ongles. Nous foutre la paix, non. Il était payé pour nous faire chier et je dois admettre qu’il fit bien son boulot. Rien à lui reprocher. Il faisait chaud. Nous prime un rafraîchissement au prix d’un réfrigérateur. La soirée s’annonçait belle. Je la voyais heureuse. Je l’étais donc aussi. Nous étions très bien placé. Sans avoir le bras long, je reste assuré qu’en le tendant bien, je pouvais griffer le vernis du piano du bout de ma fourchette. Je ne m’y suis pas aventuré. C’était juste question de dire.

En première partie, nous eûmes droit à Yvan Dautin et Pierre Vassiliu. De quoi attaquer les entrées et le plat, une volaille aux cerises pas vraiment morte que ma fourchette chatouillait de temps à autre pour la faire rire. Je rangeais mon mikado en os sur le bord de l’assiette, suçait les cerises et épongeais la sauce. Rien d’extraordinaire à faire à la maison mais à un dîner spectacle, cela restait une autre affaire. Ah! il devait bien se marrer le bellâtre à me voir tel un bretteur en découdre avec la volaille pas morte.

A l’issu du combat, Vassiliu retourna dans sa loge. J’abandonnais la dure en cuisse. Nous fîmes une pause. Faute de clopes, je commandais un paquet au prix d’une cartouche. Radical contre le cancer du poumon. On amena alors le dessert. Un truc indéfinissable avec des pailles des parasols des cerises, du citron, des fruits confits et de la chantilly. Un objet d’art, quoi ! C’est à ce moment que nous sommes retrouvés dans le noir une fraction de secondes jusqu’à la venue de la longue dame brune. Sous les applaudissements, elle s’est installée au piano à un vol de pintade de mon assiette. Elle s’est mise à chanter. Normal, elle était là pour cela et on était venu pour. Au prix ou je payais il aurait plus manqué qu’elle nous fasse des ombres chinoises ou un numéro de prestidigitatrice. C’est vrai qu’on était prêt aussi. Pas la peine de brailler et taper comme un sourd sur son piano. J’entendais parfaitement bien. J’ai même failli m’esbigner un œil avec ma petite cuiller. Comment, je respecte rien. Barbara, d’accord ! Faire plaisir, d’accord ! Mais ce sont mes oreilles et mon pognon, tout de même. Pis je sortais de deux années de désert culturel. Tout ça pour apprendre qu’il pleuvait sur Nantes, avouez qu’une fiche météo m’aurait suffi. Pourtant, je dois sincèrement avouer que je me laissais rapidement gagner par le charme de la grande dame brune. je dois même reconnaître que je fus littéralement sous le choc avec une Barbara intime et possédée. C’est bien simple, je n’avais d’yeux que pour elle. Je mangeais mes clopes, fumait ma chantilly. Ecrasais ma clope dans la chantilly. Embrassait le bellâtre. Le grand jeu. Et quand j’aime, je ne compte pas. A l’entracte, je commandais un alcool au prix d’une distillerie que je consommais d’une glotte gustative jusqu’au final explosif.

A la fin des applaudissements, alors que la longue dame brune disparaissait dans une brume légère derrière le rideau rouge, que les lumières étaient encore tamisées, le bellâtre qui ne perdait jamais une occasion de rire me glissa discrètement la note qu’éclairait la lueur vacillante d’une maigre bougie en fin de vie. Je m’y attendais, mais quand même. Ma pâleur fut mise sur le compte de l’émotion. Voir Barbara, manger un pintadeau aux cerises et mourir. Mon CCP aurait été du plus mauvais effet. De toutes les façons, il ne s’en serait pas remis. Je réglais rubis sur l’ongle, faute de monnaie, laissait un pourboire royal et nous filâmes rejoindre la cohue aux vestiaires récupérer son manteau et ma guenille. Toujours faute de monnaie, je réglais gracieusement le vestiaire sans pouvoir conserver en souvenir les cintres en plaqué or. Paris est certes trop petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour. Mais la banlieue est lointaine pour ceux qui à pied doivent rentrer se coucher. Le taxi de rigueur, je ne vis pas un brin de la route, l’œil rivé sur le compteur qui avalait mes derniers francs. Je la laissais à sa porte dans la froidure d’un matin de décembre. Elle me proposa fort gentiment de conserver le taxi jusque chez moi. Je doutais que le prix de la course ne dépasse pas les cinquante centimes qui me restaient en poche. Je n’en fit donc rien. D’ailleurs, rentrez à pied me ferait le plus grand bien. Et puis c’était encore gratuit. Alors, autant que j’en profite.

Sous l’autoroute à hauteur du carrefour de Rosny une meute me tomba dessus à bras raccourcis. Je pus constater la mauvaise tenue du costard Pochon et de ma serpillière secoués l’un et l’autre avec ma pomme dedans en compote. Dans le flou de bougé qui s’ensuivit je pus quand même reconnaître un des membres de la bande scolarisé avec moi du CP jusqu’en classe de Fin d’études orientées. Le conseiller d’orientation ne s’était pas trompé. Rien à en tirer. Hormis cinquante centimes, une montre au bracelet fatiguée, mon paquet de clopes au prix d’une cartouche et quelques appels au secours laissés sans réponse, rapidement réprimés par quelques gifles musclées. Ma connaissance mit fin à l’altercation. J’y laissais quelques coutures, mes cinquante centimes et mes clopes. Lessivé je gagnais ma tanière bien décidé à hiberner derechef. De toutes les façons, je n’avais plus un centime, plus de clopes ni de costard. Restait du bleu à l’âme et l’inoubliable Barbara. De quoi occuper une vie. Barbara ne m'a plus quitté.

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