mercredi 8 août 2012

Le vie rêvée

                 
Lorsque je me retourne et regarde en arrière le long couloir de ce que fut ma vie, j’y distingue tout au fond un petit garçon jouant sous la table de la salle à manger. Je pense que cela est commun à bien des enfants de jouer sous la table, mais du plus loin que remonte mes souvenirs, j’ai toujours aimé m’inventer un refuge pour m’y cacher du monde hostile des adultes pour jouer, ou mieux, rêver.

                  Ces cachettes improvisées sont les plus beaux souvenirs de mon enfance qui me soient restés. Dans la journée, il m’arrivait donc de me nicher parfois sous la table à manger pour jouer aux petites voitures sur les routes que formaient les méandres du tapis de laine, mais mon lieu favori était un minuscule lit dans une chambre glacée et étroite, où j’échafaudais sous les draps une cabane pour y lire des illustrés à l’aide d’une lampe torche. Lorsqu’il était enfin temps de dormir, je ne laissais échapper des draps qu’une tête pâle, seule partie de mon corps protégée du mauvais sort, que les mauvais esprits ne pouvaient atteindre. Ce rituel s’est renouvelé ainsi chaque soir et je ne sais jusqu’à quand il dura.

                     Mes étés aoutiens se passaient toujours à Servian dans l’Hérault. La maison de ma grand-mère Mathilde était minuscule. De la rue Armand Fallières, après avoir poussé la grosse porte et entendu la cloche tinter, j’y accédais par un escalier raide jusqu’à la petite porte fenêtre qui donnait sur l’unique pièce à vivre. C’est là que grand-mère Mathilde résidait avec sa sœur Elvire. Je la trouvais immanquablement chaussée de ses grosses lunettes noires dans son fauteuil en osier à nous attendre. Je couchais dans sa chambre sur une petite paillasse et écoutait la nuit les chats courir sur les tuiles. La lumière des étoiles passait par la lucarne et je regardais ma grand-mère se déshabiller et brosser longuement ses cheveux devant la grande glace avant de se glisser entre les draps. Sous ma couverture je n’avais rien à craindre et m’endormais protéger par cette bonne fée de Mathilde qui me veillait dans l’obscurité qu’elle apprivoisait pour moi. Seul me manquait un jardin comme celui de Jeanne dans « Les joyeux Moffat » pour disparaître comme elle dans l’énorme buisson de lilas qui se trouvait à côté de la maison.

.              Restait le Pioch’, cette petite cabane en dur sur les hauteurs entourée de vignes à trois kilomètres du village, qui fut aussi mon refuge tous les étés où j’ai pu y passer d’inoubliables moments avant qu’hélas il ne soit vendu à mon insu.

               A bien y repenser aujourd’hui, je n’ai cessé tout au long de ma vie de me créer un lieu de vie à l’atmosphère rassurante. A bord de l’Aviso Escorteur «Enseigne de Vaisseau Henry », dans le poste équipage n°1, les deux travées possédaient chacune de quinze à vingt une bannettes réparties sur trois niveaux. La largeur de chaque bannette ne dépassait pas 60cm et l'espace disponible entre deux bannettes superposées ne permettait pas de replier les jambes à la verticale lorsque la bannette du dessus était occupée. Un sac en toile enveloppait un maigre matelas, un drap rêche, un polochon et une couverture de couleur indéterminé. Afin de s’isoler de la lumière crue du poste équipage chacun faisait courir autour de sa bannette un paravent de tissu coloré, notamment du paréo quand nous étions en mission dans les îles du Pacifique. Dans cet asile, je lisais livres et courrier ou restait longuement à rêver ou dormir. Cette habitude m’est restée à bord du BSL Loire et du Pétunia jusqu’à ce que je quitte la marine en 1974.

                 Plus tard pendant 20 ans dans mon petit appartement parisien, une pièce faisait à la fois office de chambre à coucher et de séjour. Une mezzanine de 2m² assurait le couchage. La hauteur n’excédait pas 1m60. Qu’importe si je ne parvenais à m’y tenir debout avec peine, c’était juste pour y allumer la grosse lampe sur la commode et gagner l’ombre des roseaux sur le large canapé recouvert de chintz vert d’eau. Pareil pour le même emplacement géographique mais sur la mezzanine cette fois, juste au-dessus de ma tête donc, où je pouvais rester à lire le matin jusqu’à plus d’heure en toute tranquillité. Quels refuges épatant quand la pluie battait le carreau, qu’il faisait froid et neigeait au dehors. J’aurais pu faire la conversation à Léo, lové sur ma poitrine et ronronnant sous mes caresses comme le fait Alice à sa chatte Kitty de « l’autre côté du miroir » :

            « Entends-tu la neige contre les vitres, Kitty ? Quel joli petit bruit elle fait ! On dirait qu'il y a quelqu'un dehors qui embrasse la fenêtre tout partout. Je me demande si la neige aime vraiment les champs et les arbres, pour qu'elle les embrasse si doucement ? Après ça, vois-tu, elle les recouvre bien douillettement d'un couvre-pied blanc ; et peut-être qu'elle leur dit : "Dormez, mes chéris, jusqu'à ce que l'été revienne".»

"Emportées par l'heure trop brève

Dans l'or du beau jour qui s'achève....

La vie n'est-elle donc qu'un rêve ?"

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