mercredi 23 décembre 2009

Cinéma de Minuit : Onibaba (1964)

Jadis je fréquentais assidûment les salles obscures et comme tout bon cinéphile manquait rarement « Le Cinéma de Minuit » présenté par le talentueux Patrick Brion. C’était un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. C’était un temps où pour ne déranger personne, je m’installais dans la cuisine avec mon téléviseur portable doté d’un écran de 25cm de diagonale. Sans oublier le casque pourri aux cent mille nœuds et au cordon trop court. Mon cul sur une chaise raide et la tête dans le poste, je luttais désespérément en attendant la fin du journal de la nuit suivi des interminables pages de réclames. Le générique me tirait un temps de ma torpeur, avant de sombrer aux accents monocordes de la présentation du film par Patrick Brion que je « regardais d’une oreille distraite ». Le rituel était toujours le même. Je commençais à m’affaisser doucement sur ma chaise avant de carrément m’avachir. Puis m’accouder sur la table. Mon front se collait à l’écran pour ne pas s’écraser sur la table. Et mes yeux suivaient le sous titrage tel un balancier d’horlogerie. Si d’aventure je cherchais à me servir dans le frigo, le casque au fil trop court me rappelait à l’ordre et me défigurait. Je finissais la séance livide, épuisé mais heureux. Car mes plus grands bonheurs viennent de ces séances inoubliables. Onibaba est de ceux-là.
Dans un gigantesque champ de roseaux isolé du monde, deux femmes attendent le retour d’un homme, fils de l’une, époux de l’autre, parti à la guerre. Pour survivre, elles piègent et assassinent les soldats égarés, dont elles revendent les armes et les vêtements à un receleur. Arrive un jour un compagnon de leur disparu, qui leur annonce la mort de celui-ci. Il se joint très vite aux activités meurtrières des deux femmes. Mais sa présence perturbe l’équilibre de la vie dans ce purgatoire, car la tension sexuelle ne tarde pas à se faire sentir. Le triangle amoureux qui se met en place aura des conséquences tragiques. Des roseaux à perte de vue, ondulant au gré du vent, un monde extérieur invisible d’où ne proviennent que des ombres, le décor d’Onibaba évoque essentiellement un purgatoire, une certaine idée de l’enfer sur terre. Shindô situe son action dans une espèce de no man’s land où les roseaux s’étendent jusqu’à l’infini, où le monde extérieur existe sans doute, mais ne se manifeste que sous la forme de soldats égarés, destinés à y périr. Les seules exceptions à cette uniformité sont des cavités, la caverne de l’usurier, ou le trou sans fin du titre où disparaissent les corps des samouraïs assassinés, et bien entendu les deux huttes où s’abritent les rares humains survivants en ces lieux – et même leur comportement en ces lieux est limité aux fonctions vitales essentielles, copulation et alimentation. Cet environnement on ne peut plus primitif est donc le cadre idéal pour l’expression des pulsions humaines les plus essentielles : une toile quasi-vierge où, comme Shindô le fait lui-même remarquer, le rythme des roseaux se balançant épouse celui de l’expression des passions. Un décor entièrement naturel, donc, où va se développer l’humanité dans ce qu’elle a de plus basique. A première vue, elle semble d’ailleurs plus animale qu’humaine : pour survivre, elle tue et copule, point. C’est justement la part d’humanité des personnages qui va compliquer ce qui pourrait n’être qu’une situation naturelle. La belle-mère voit dans l’irruption de ce voisin une menace sur la survie bien organisée qu’elle avait mise en place. La présence du mâle étranger implique son abandon à plus ou moins long terme, sa belle-fille n’ayant aucune forme d’affection pour elle, et par conséquent sa survie. Le considérant comme à peine plus qu’un animal, elle s’offre à lui, pensant que n’importe quelle ‘femelle’ lui conviendra. Là est sa grande erreur, puisque l’homme prétend choisir sa compagne. C’est donc la naissance d’émotions essentiellement humaines telles que la jalousie qui va mettre en péril l’équilibre naturel de la forêt de roseaux.
Dans Onibaba, les humains se débattent avec leurs pulsions, et la rencontre avec le samouraï masqué relève plus de l’insolite que du fantastique véritable. Onibaba peut également être considéré comme un manifeste esthétique : le film est servi par les magnifiques compositions picturales de Kiyomi Kuroda. Autant les comportements des personnages témoignent de l’agitation, autant les cadrages sont soignés, voire sophistiqués – La photographie travaille sur des contrastes poussés, accentuant les ombres, et détachant les corps du mouvement incessant des roseaux, un peu comme pour signifier que la chair n’est que passagère. Et l’impression d’étrangeté globale est soutenue par une partition faisant la part belle aux percussions et aux accents proches du free jazz. Une œuvre d’une très grande beauté plastique de même qu’une analyse passionnante des rapports humains.

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