samedi 19 septembre 2009

"La mode du suicide..."

Le Monde vendredi 18 septembre 2009 :

Auteur de "Suicide et travail : que faire ?" (PUF, 2009), Christophe Dejours, psychanalyste, appelle à repenser le travail pour sortir des logiques gestionnaires qui détruisent le tissu socio-professionnel tout en faisant croire qu'elles traitent les problèmes des salariés. Pourquoi parle-t-on plus aujourd'hui du suicide au travail ?
Christophe Dejours : Parce que les suicides sur les lieux de travail n'existaient pas avant. Ils sont apparus il y a une douzaine d'années, sans avoir été relayés. Le tournant s'est opéré en 2007, avec les cas de suicides chez Renault et Peugeot.
Les premiers suicides dont j'ai entendu parler constituaient pour moi une forme de décompensation psycho-pathologique parmi d'autres. C'est la répétition des choses qui est devenue hallucinante. Non seulement, il y avait un suicide sur les lieux de travail mais généralement il ne se passait rien après. Ces suicides au travail marquent incontestablement une sorte de bascule qui frappe le monde du travail.
Pour un suicide lié au travail combien de tentatives de suicide et de personnes internées en raison du travail ?
On ne peut pas le chiffrer car on n'a pas fait d'enquêtes épidémiologiques. Le ministère du travail fait la sourde oreille à mes demandes. Grâce à la commission mise en place par le gouvernement et dirigée par David Le Breton et dont je suis membre, nous avons réussi à obtenir que dans les statistiques sur les conditions de travail, il y ait désormais un item lié au suicide-travail. D'après une étude réalisée en 2005 en Basse-Normandie, on arrive à un taux de suicide, quand on l'extrapole à l'ensemble de la France, de 300-400 suicides par an. Mais le chiffre ne change rien. Dans votre ouvrage, vous invalidez la défaillance individuelle comme seule raison du suicide...
Il y a des cas de suicides que l'on ne peut imputer à des difficultés dans l'espace privé : troubles névrotiques, psychotiques, dépressifs, des symptômes précurseurs, ni à un terrain de vulnérabilité particulière. C'est même là aussi une bascule pour la psychopathologie générale.
Ce qui est surprenant c'est que nous avons des personnes qui vont très bien et qui se suicident. On ne peut les expliquer avec les références habituelles de la psychiatrie. Il y a une bascule dans l'ordre social, dans le fonctionnement de la société, c'est aussi le signe d'une rupture dans la culture et la civilisation : les gens se tuent pour le travail. Cela oblige à repenser les catégories habituelles de notre discipline et à revoir ce que les sociologues du suicide disent, en particulier Emile Durkheim dans son livre Le Suicide qui contestait les positions des psychopathologues. Du coup, on est obligé de revenir à ce qui se dit sur la solitude. On avait donc un peu raison.
Vous écrivez qu'il y a trente ans, il n'y avait pas de suicide au travail pour deux raisons : la résistance à l'effort et des solidarités plus fortes...
Oui, il y avait les autres, un collectif de travail, des stratégies de défense. On ne laissait pas un type s'enfoncer. J'ai vu des ouvriers alcooliques qui ne pouvaient pas monter sur les toits pour travailler. Les copains lui demandaient de rester en bas. Ils faisaient le boulot à sa place. Vous vous rendez compte de ce que cela veut dire en termes de prévention de l'accident, de prévention du suicide, de prévention des troubles psychopathologiques ? C'est impensable aujourd'hui ! On apprend aujourd'hui le pire alors qu'on apprenait le meilleur hier : la solidarité. C'est parce qu'on a adopté de nouvelles méthodes au travail que l'on a aujourd'hui un désert au sens arendtien du terme : la solitude totale. C'est ce que vous appelez le passage du critère "travail" au critère "gestion du travail"...
A partir des années 1980, les gestionnaires se sont imposés dans le paysage, en introduisant l'idée que l'on pouvait faire de l'argent non pas avec le travail mais en faisant des économies sur les stocks, les ratés, les retouches, les effectifs. Tout ce qui est à la marge peut être l'objet d'économies. Partout, on vous apprend que la source de la richesse c'est la gestion des stocks et des ressources humaines, ce n'est plus le travail. Nous le payons maintenant ! Cette approche gestionnaire croit mesurer le travail, mais c'est conceptuellement et théoriquement faux ! Il n'y a pas de proportionnalité entre le résultat du travail et le travail. C'est très grave, car cela signifie que la comptabilité est fausse. D'où la contestation.
C'est donc le décalage entre la réalité du travail et la vision gestionnaire qui augmente le stress des salariés ?
Les gestionnaires qui ne regardent que le résultat ne veulent pas savoir comment vous les obtenez : c'est un contrat d'objectif, disent-ils. C'est comme ça que les salariés deviennent fous, parce qu'ils n'y arrivent pas. Les objectifs qu'on leur assigne sont incompatibles avec le temps dont ils disposent.
Cette logique gestionnaire se rapproche-t-elle de la logique totalitaire selon la conception d'Hannah Arendt, que vous citez dans votre bibliographie ?
C'est assez difficile d'être affirmatif mais la question est posée, car les gens sont amenés à faire des tâches qu'ils réprouvent et il y a une machinerie très puissante qui est mise en œuvre et qui a avec le totalitarisme ce point commun qu'on traite l'humain comme quelque chose d'inutile, d'interchangeable. On lance des slogans pour faire croire qu'on fait des ressources humaines mais dans la réalité, c'est la gestion kleenex : on prend les gens, on les casse, on les vire. L'être humain au fond est une variable d'ajustement, ce qui compte, c'est l'argent, la gestion, les actionnaires, le conseil d'administration.
Ce qui pose forcément la question de la responsablité...
A l'évidence, ce sont les dirigeants d'entreprise, des politiques d'entreprise, le Medef, la refondation sociale mais aussi l'Etat, qui sont responsables. Il joue toujours un rôle de régulateur et là il s'est aligné sur le Medef. La responsabilité est aussi partagée par nous tous dans notre rapport au système qui ne marche pas sans notre collaboration, notre intelligence, notre zèle. Toute organisation du travail est aussi une organisation politique et une certaine conception de la domination.
Qu'entendez-vous par "repenser le travail" comme solution à la dégradation de la santé mentale au travail ?
Il faut rompre avec les modèles d'évaluation dont je vous ai parlé et repenser le travail à partir du travail collectif : c'est la question de la coopération et des instruments d'analyse du travail collectif. Puis, il ne faut plus mesurer le travail mais entrer dans la matérialité du travail. Enfin, c'est possible, puisque je l'ai fait dans un certain nombre d'entreprises. Quand on fait ce changement de cap, ce n'est pas qu'une catégorie particulière qui souffre, c'est tout le monde. Car c'est un réel changement de posture. Mais une fois que le mouvement est lancé, les gens vont beaucoup mieux.
Votre modèle casse la logique du Medef ?
Effectivement, mais il y aussi des patrons qui viennent me voir pour me demander de changer les instruments d'évaluation. N'oublions pas que l'évaluation du coût de la santé mentale au travail représente 3 à 6 % du PIB aujourd'hui dans tous nos pays. Donc les gens ont tout à gagner à faire ce travail de réévaluation.
Votre méthode a-t-elle rencontré des échecs ?
Oui, des démarches s'arrêtent en cours de route. L'idéologie de France Télécom, c'est de casser les gens, les faire plier. Les gens ne comprennent plus. D'un côté, on demande aux cadres de virer des gens, de l'autre, on leur dit, vous êtes responsables de dépister les gens qui ne vont pas bien. La responsabilité incombe à ces managers tiraillés entre recevoir l'ordre de casser les gens et d'en assumer la responsabilité. Ils tombent malades. Mais il y a aussi le suicide, l'infarctus, l'hémorragie cérébrale. Pour en sortir, il faut un accord négocié sur la démarche et sur la cohérence par rapport à la politique de l'entreprise.
Sinon vous prenez le risque d'être associé à un alibi ?
Oui. Mais nous ne voulons pas passer pour un alibi, car à ce moment-là, nous échouons. Les alibis, ce sont les autres, ceux qui font de la gestion individuelle du stress, qui vendent de la relaxation. Les coachs, eux sont la vitrine et l'effet slogan. Ils font croire qu'ils font quelque chose. Et quand cela ne marche pas, ils disent aux salariés : "Vous ne savez pas gérer votre stress".
Une personne peut en cas de détresse se suicider mais aussi retourner son arme contre ses collègues, sa hiérarchie ou saboter gravement l'entreprise ? Est-ce déjà arrivé ?
Des tentatives de meurtres ont déjà été enregistrées. J'ai vu un gars armé tenir en joue tout l'état-major de l'entreprise pendant une matinée. J'ai vu aussi des sabotages extrêmement graves, notamment dans des centrales nucléaires.
Ces cas sont-ils récents ?
On a arrêté des sabotages au dernier moment. Mais je ne peux pas vous en dire plus, je suis sous le sceau du secret. Souvenez-vous de ce cas connu à la centrale nucléaire de Paluel (Seine-Maritine), où une personne a cassé la 1re tranche, puis la 2e tranche, puis la 3e tranche en une heure et demie. Il a failli détruire tout le centre de production nucléaire, alors qu'il y a des maîtres-chiens, des contrôles. Comment a-t-il fait ? Si ce n'est au moins avec la passivité des copains. Dans une autre centrale, le gars voulait découpler la centrale du réseau. S'il y était parvenu, la centrale aurait sauté. Ce sont des membres de la CGT qui lui ont "cassé la gueule" pour l'arrêter.
Propos recueillis par Gaïdz Minassian

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