jeudi 16 juillet 2009

John Irving : Une veuve de papier

«Une nuit, alors qu'elle avait quatre ans et dormait sur la couchette inférieure de son lit gigogne, Ruth Cole fut réveillée par le bruit d'un couple en train de faire l'amour, bruit qui provenait de la chambre de ses parents et qui lui parut tout à fait insolite». Ainsi s'ouvre Une veuve de papier et le fil de John Irving est toujours jeté entre deux abîmes; d'un côté, des enfants disparus; de l'autre, des parents absents.
Le Monde selon Garp, c'était, pour simplifier: né de père inconnu.
Dans L'Œuvre de Dieu, la part du Diable, dont l'action se déroulait dans l'orphelinat de Saint Cloud's, c'étaient tous les parents qui manquaient à l'appel.
Une veuve de papier réunit plusieurs histoires d'amour autour d'un personnage de femme en deuil, Marion Cole, devenue dépressive après la mort de ses deux fils, dans un accident de voiture consécutif à une dispute avec son mari. Des photos des deux garçons, «il y en avait plein la maison, sur tous les murs». Il lui reste une petite fille, qu'elle a décidé de ne pas aimer par peur de mal l'aimer. Marion ne sort de sa douleur que pendant l'été 1958, pour faire soixante fois l'amour avec le jeune assistant de son mari, Eddie, qui avait l'âge de ses fils quand elle les a perdus. L'abîme est tout autour de la maison des Cole, qui abrite les obsessions, les tourments et les mêmes accès de ferveur sexuelle que la plupart des autres maisons des livres d'Irving.
Ce thème des familles détruites, de ces maisons où il manque toujours d'une façon ou d'une autre la moitié du toit, éveille des nostalgies. Pacs, cellules monoparentales ou pluripolaires à géométrie variable ont fait oublier le cri d'André Gide: «Familles, je vous hais!» La famille est devenue un paradis perdu, et un romancier a toujours besoin de voir au-delà de l'écran de son ordinateur l'horizon de quelque chose qui ressemble à un paradis perdu, même s'il se révèle avoir été un cauchemar. Pour John Irving, cet arrière-plan est le désert fécond où il rencontre les trois âges du monde: l'innocence, le mal et l'humour (les deux premiers appartiennent à la tragédie, l'âge de l'humour est celui du roman). Il parle d'ailleurs logiquement de ses romans comme de membres d'une même famille, certains réussissant mieux que d'autres, mais tous du même sang. Un ring est posé en équilibre sur le fil du funambule. John Irving est un romancier qui aime les contraintes et la lutte. Ses admirateurs ont pu voir dans des magazines les clichés un peu complaisants qui le présentent en maillot de lutteur. Le ring, de facture classique, a été élaboré au XIXe siècle par quelques sportifs de haut niveau dont l'Histoire a retenu les noms: Charles Dickens, Léon Tolstoï, Thomas Hardy. Tous ont su mettre le réel au tapis et dompter l'imaginaire. Irving continue de se battre sur leur terrain et accepte les règles du combat romanesque à l'ancienne: une intrigue, un début, un milieu, une fin. Interrogé par les journalistes de périodiques sportifs et littéraires, il a précisé qu'il se battait avec ses personnages tous les jours de 8 à 16 heures et que ce combat était suivi de deux heures, quotidiennes elles aussi, de musculation et de décontraction.
Une veuve de papier - n'est jamais décevant. Le lutteur, qui se dit aussi artisan, a employé son expérience, sa puissance et sa capacité de ruse à faire entrer les éclats de rire, les surprises, la fantaisie, la truculence et l'absurde de la vie dans le labyrinthe de son livre.
Le lecteur rit, sourit, pleure, comprend, s'interroge, et surtout: il devient l'ami de pratiquement tous les personnages. Il adopte Ruth, bien sûr, la petite fille (pour Irving comme pour Dickens, l'enfant est essentiel au roman, parce qu'il incarne dans sa fragilité de petit animal pensant notre précarité à tous, et c'est toujours l'enfant qui pose sur le nez du romancier les lunettes de la naïveté). Mais il s'attache aussi à Eddie, à Marion, à Ted et même à l'insupportable Hannah, celle qui, chaque fois qu'elle aperçoit un homme qui lui plaît, entend le bruit de son slip qui glisse sur le sol. La plupart sont ou deviennent des écrivains; ils ont même un lecteur en commun, une sorte de lecteur idéal: un flic dans le quartier des putes à Amsterdam! C'est qu'ils sont nés sur un ring où l'ombre de Garp continue de s'allonger. Dans le monde d'Irving, il y a toujours des gens qui écrivent pour soigner la douleur d'exister dans un chaos.
Dans le mouvement du livre qui court en secret vers son happy end («Ne pleure pas...»), on croise quelques princes charmants, un grand méchant serial killer, et deux princesses (mère et fille) qui savent attendre. John Irving a même ramassé les cailloux de petits nains courageux, comme Graham Greene, qui ont toujours vécu dans la forêt du roman. C'est que John Irving, s'il se bat sur un vieux ring, n'oublie jamais que depuis Dickens le monde et le roman son beau miroir ont continué de tourner. L'auteur utilise les diableries de son temps. S'il feint le doute et les questions, c'est pour mieux nous perdre, mon enfant. Les cœurs étranglés d'Une veuve de papier battent du fond des âges. L'été 1958 ne finira jamais.

Aucun commentaire: