dimanche 20 juillet 2008

Variations Goldberg

Cette musique s'adresse à l'âme, la calme et la repose. Selon la légende l'ambassadeur Kayserling avait commandé cette œuvre pour ses nuits d'insomnie, que ce soit pour l'endormir ou le distraire : cette musique a peut-être le pouvoir de reconstituer l'âme aussi bien qu'une nuit de sommeil ! Au moment de la publication des Variations par Bach,Johann Gottlieb Golberg, né en 1727, était un jeune claveciniste de 14 ans au service de Kayserling. Il lui jouait, la nuit, la sublime aria ou quelques variations. Il fut élève de Bach à Leipzig. Par la grâce de deux pianistes surdouées, l'une rescapée de la Révolution culturelle, l'autre adepte de Glenn Gould, les «Variations Goldberg» de Bach rayonnent comme jamais.
Zhu Xiao-Mei et Simone Dinnerstein Deux variations Goldberg
La chinoise D'où vient que l'on trouve autant d'agrément à lire les livres du malheur ? Le fait est qu'on ne quitte pas les Mémoires de Zhu Xiao-Mei. Non que ce soit un chef-d'oeuvre, il s'en faut. Zhu est pianiste, pas écrivain. Mais cette lente descente dans les enfers du communisme chinois, plus ou moins volontaire par-dessus le marché, et cette remontée difficile à l'air libre - car on sait qu'elle s'en sortira - ont un irrésistible pouvoir d'attraction. Ces sentiments simples, par lesquels un destin tragique est déroulé comme un barbelé qui vous arracherait les mains à chaque centimètre, vous gagnent aussitôt. L'attachement à des êtres dont on ne sait rien, à des objets sans valeur, à des lieux qu'on n'a jamais vus : voilà qui semble suffire, quand la sincérité les transmet, plus que le talent et le métier. Zhu était une jeune étudiante au conservatoire, la Révolution culturelle s'y est mise, elle est allée dans les camps planter des choux, elle a fait venir un méchant piano, dont elle a changé les cordes cassées avec du vulgaire fil de fer; elle a soupçonné son père d'être un espion «à la solde de l'étranger», elle a trahi ses amis, elle a été trahie, elle a vu les bibliothèques se vider de leurs livres, les conservatoires de leurs instruments, de leurs professeurs et de leurs partitions; toutes choses mêlées dans une tête farcie de versets de la «pensée-Mao» (disait-on) et de sonates de Beethoven. Désarroi, errance, naïveté, confusion. Et puis la fuite vers l'Occident. Encore la confusion : richesse ou gaspillage ? Paresse ou liberté ? Indépendance ou individualisme ? Pauvre Amérique, pauvre Paris, pauvre Chine, pauvre Xiao-Mei. Les bons sont les méchants, et vice versa, comme dans un film de Welles. Et même il n'y a ni bons ni méchants. Reste Bach; que Zhu Xiao-Mei révère et qu'elle joue inlassablement. Ses chères «Variations Goldberg». Elle ne va pas y chercher midi à quatorze heures. Elle les joue simplement. Ni gaie ni triste, ni molle ni dure. Un peu entre les deux, sur un point qui hésite entre le digne et le banal. Il y a quelque chose de cassé derrière cette retenue, qui serait décevant venant d'un autre. Venant d'elle, on dit : il y a quelque chose de réparé.

L'américaine La jeune Simone Dinnerstein n'a rien de commun avec Zhu, si ce n'est d'avoir gardé elle aussi un souvenir ému de son premier piano, ce qui n'est guère original. Elle a commencé en jouant de la musique ancienne à la flûte à bec, elle est de Brooklyn, elle a un site internet, des amis, un agent, un mari, un enfant. Elle a beaucoup écouté Glenn Gould, cela s'entend. «Je l'ai tant écouté dans Bach que j'ai eu le plus grand mal à m'en défaire.» Mais elle est intelligente : «J'ai compris que Bach était libre, et que plus je l'étais aussi, plus j'avais des chances d'être intéressante. >> Tombant sur un piano d'une qualité exceptionnelle, un vieux Steinway hambourgeois (1903) rescapé des bombardements de la dernière guerre sur l'Angleterre, un piano d'une douceur presque maternelle, elle l'épouse, si l'on peut dire : au concert, au disque, elle le quitte le moins possible. «Le piano que je joue m'influence beaucoup : l'instrument touche à tout ce que vous faites musicalement.» Son enregistrement des «Variations Goldberg» est d'une incroyable beauté, sans doute le meilleur depuis Gould, qui passait pourtant pour avoir fermé définitivement la porte de cette oeuvre. Ce qu'elle lui a pris, c'est sa liberté. Gould était solaire, elle est lunaire. Sa lenteur, dans certaines variations, par exemple, lui permet un toucher d'une délicatesse inouïe. Elle laisse passer des sentiments qui semblaient étrangers à cette musique, la plus abstraite du monde : la tristesse, la tendresse, et même la compassion. On dirait parfois qu'elle chante des berceuses... On ne le dirait pas : elle les chante vraiment. Arturo Benedetti Michelangeli transportait son piano partout avec lui, et aujourd'hui encore Krystian Zimerman substitue sa mécanique (clavier, marteaux...) à celle des instruments qu'il doit jouer. Il ne faut donc pas sous-évaluer, dans le charme qui opère dès les deux premiers sol de l'aria, posés comme des plumes, l'importance de ce piano martyr, de ce vieux frère affectueux qui semble incapable de la moindre méchanceté... (Mais encore faut-il savoir lui parler.) Le timbre du vieux Steinway entre pour beaucoup dans cette paix neigeuse qui donne toute leur lumière aux neuf canons de ces «Goldberg», qui, pour être d'une abstraction encore supérieure aux autres variations, sont ce que la pianiste réussit avec le plus de poésie. Longue vie à Simone Dinnerstein.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Je te suis mille fois reconnaissant pour ce post
une fois encore merci