jeudi 10 juillet 2008

Un violoncelle au paradis

Anne Gastinel, 37 ans, vit à Lyon avec ses trois hommes : Maxime, son mari, avocat et mélomane, Jules, leur fils de 6 ans, qui n'a pas l'air trop pressé de commencer le piano, et le vieux Testore, un maître de musique d'origine italienne, avec qui elle passe cinq heures par jour en exercices, en répétitions, en arpèges émincés jusqu'à l'épuisement. C'est un tyran domestique, mais il a lui-même beaucoup souffert dans sa longue vie et il porte un nom fameux dans toute la Péninsule. Carlo Giuseppe Testore est même une sacrée référence dans l'univers des cordes frottées. Alors elle veille sur lui et ses regards trahissent une constante inquiétude. Elle dit quelquefois « mon homme » pour rire, pour faire enrager Maxime. « Huit jours sans lui, je deviens folle, je meurs », avoue-t-elle. Anne et le vieux Testore ne se quittent presque jamais. Il fait partie de la famille et feint même de s'en faire oublier, appuyé au chambranle de la cheminée ou allongé nonchalamment sur le canapé. Quand elle l'évoque par son petit nom, « Testorino », on s'étonne presque qu'il ne se lève pas pour la rejoindre. Car Anne Gastinel parle à son violoncelle, le tutoie, le remercie, le sermonne même quelquefois quand elle n'est pas contente du concert. « C'est-à-dire quand je ne suis pas contente de moi, pour être juste. C'est un personnage à part entière, et nous avons des rapports passionnels. Il partage ma vie. »Testorino a vu le jour à Milan en 1690. On pourrait croire qu'il a pris du ventre avec l'âge, mais il est né comme ça, bombé du devant, ce qui lui donne une sonorité ronde que ses cousins français ne possèdent pas. Il était même si gros à la naissance qu'on l'a amputé du bas. Après cette méchante chirurgie, Testorino s'est révélé plus court de taille que le violoncelle étalon. Une sorte de Sancho Pança de la lutherie. Comme toutes les « basses de procession » de sa royale espèce, il a défilé sous les moulins, joué sous la pluie et subi les pires maltraitances. On voit même encore la trace du clou planté dans la caisse et auquel les musiciens attachaient une ficelle, l'instrument étant alors porté dans les occasions rituelles. Aujourd'hui, c'est avec ce vieillard handicapé et à la peau bien tannée, estimé à 300 000 euros, qu'Anne Gastinel, devenue la violoncelliste de l'époque, la soliste que les salles et les chefs se disputent, touche au sommet de son art.Sommet est d'ailleurs le mot exact. Devant rendre bientôt « Sancho » Testorino à son vrai propriétaire, le Fonds instrumental français, après trois années de vie commune, Anne lui a fait vivre cet été des moments inoubliables. Ils sont montés tous les deux à Sion, dans le Valais, au milieu des vignes dont les escaliers impriment sur les flancs de la montagne comme des partitions de plein vent, et là, dans ces altitudes, Anne Gastinel, qui doit bien avoir quelque chose de Don Quichotte, son âme chevaleresque et son mépris des turpitudes terrestres, s'est adressée à Dieu, ou peu s'en faut, en ces termes : « Mon cher Franz, toi que j'idolâtre (on aura reconnu Schubert, à qui Anne Gastinel parle aussi), tu as commis la plus grave des erreurs à mes yeux. Tu as écrit des merveilles de trios, de quatuors, et, je veux bien, un sublime quintette à deux violoncelles. Etait-ce pour te donner bonne conscience, les deux violoncelles ? Parce que tout de même : pas une suite, pas une sonate, pas un concerto pour violoncelle, rien pour moi «toute seule», moi qui t'aime tant... »Rien, sauf la Sonate pour arpeggione, cette « guitare d'amour » aujourd'hui disparue et qui est passée par défaut au répertoire du violoncelle. Un sommet encore, que les plus grands ont flatté de leur visite. Alors, Anne la contemplative, qui n'a jamais songé à faire carrière et préfère regarder filer les nuages entre Saône et Loire, fait chanter Testorino et a rendu à Schubert cette mélancoliedont Victor Hugo disait qu'elle est « le bonheur de la tristesse ». Un instant de grâce que la soliste, humble à son habitude, préfère attribuer à l'accompagnement de Claire Désert au piano, au soleil, aux vignes, « et à Testorino bien sûr », avec qui elle fera à Paris l'aumône d'un concert unique, le 24 octobre au Théâtre de l'Athénée. Et puis elle s'en retournera chez elle, à Lyon, lire Stefan Zweig et Thomas Mann, taper le ballon avec Jules et Maxime, toujours suivie de son ombre sans âge. C'est presque un sacerdoce, dans son cas. Cette jeune femme peu pressée, qui a gagné les coeurs des plus grands et les concours les plus cotés, qui ne s'offusque pas d'être applaudie entre deux mouvements, avait réussi en moins d'un an à mater Matteo, un terrible vieillard celui-là, le mythique Matteo Goffriller de 1733 qui n'avait été touché pendant soixante ans que par la main céleste de Pablo Casals. Le Fonds instrumental n'a pas voulu rompre le charme : en descendant de la montagne, Anne Gastinel a appris que Testorino resterait avec elle pour trois ans encore. C'est Schubert qui va être content.
Jean-Louis Ezine.
Disque entièrement consacré à Franz Schubert Interprètes : Anne Gastinel (cello), Claire Désert (piano) Durée : 63:08

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