mercredi 16 juillet 2008

Dix Euro

J’ai entendu dire que le Centre des jeunes dirigeants d’entreprise, le CJD, créé en 1938, pour réhabiliter la fonction patronale et mettre l’économie au service de l’Homme a pour ambition de promouvoir des idées nouvelles afin de rendre l’entreprise à la fois plus compétitive et plus humaine. Parmi toute une série d’engagements il en est une qui a retenu toute mon attention : SUPPRIMER L’ARGENT LIQUIDE « Les billets en circulation ont un cycle de vie très limité et une utilisation de plus en plus souvent frauduleuse qui permet le développement d’économies souterraines, parallèles ou occultes. Ils alimentent, entre autres exemples, le trafic de stupéfiants, le travail au noir ou la corruption. En raison d’une traçabilité très faible, cet argent n’est pas soumis au contrôle qui se porte sur les autres types de transactions financières existantes. Mais surtout, il échappe aux prélèvements fiscaux et sociaux et constitue un manque à gagner considérable pour le budget de l’État et le financement de la protection sociale. » Il se trouve que je me trouve d’accord avec cette mesure surtout depuis que je me suis fait tirer mon porte-monnaie dans la poche arrière de mon sac à dos en allant au boulot l’autre matin. Je m’étais déjà fait refiler un faux billet de dix euro je ne sais plus trop comment et par qui (si je le savais je serais retourné lui claquer le beignet à l’autre empaffé, c’te blague !) J’en avais fait l’amère découverte chez ma boulangère en commandant une tradition tout en lui tendant l’unique billet en ma possession. D’un claquement sec du pouce et du majeur de la dextre elle testa l’authenticité monétaire avant de lancer : « C’est un faux!» Suffisamment fort pour que toute la queue l’entende. « Comment ça, un faux ! » Hurlais-je discrètement (ce qui est assez difficile) d’une voix de fausset absolument méconnaissable même par moi-même. « Oui, monsieur, un faux ! Avec un peu d’expérience, on ne s’en laisse plus conter (compter ?). On le flaire, on le reconnaît à cent mètres. Et là en l’occurrence, c’est un faux! » Tous les yeux portés sur ma nuque, je me suis vidé de mon sang, là d’un coup, tout le sang dans les pompes, j’avais les pieds gonflés. « Regardez là ! C’est clair et net ! » Un léger frémissement d’impatience dans la foule annonçait l’orage. J’ai fripé le billet de mes doigts fébriles avant de me m’enfuir avant qu’il ne pleuve. Ce soir là, rongé par la honte je n’ai pas mangé. Et puis manger sans pain n’est pas ce que je préfère. Le lendemain, en sortant de mon petit Fleury, j’ai tenté de le fourguer contre quelques Millionnaires, Blackjack et autres jeux d’argent. Je suis reparti avec un pied au cul et les compliments non répertoriés dans le dictionnaire du Scrabble du patron du bar-tabac Le Voltigeur. Au bord du canal j’ai détaillé l’objet du délit : il possédait bien sa bande iridescente et holographique, n’avait pas traces de bavures, ni d’appendice de papier supplémentaire, tous les pays d’Europe s’affichaient avec le petit pont. Bref ! Je ne lui trouvais rien à redire à ce foutue billet. La tête compressée par l’effort je me suis vu refusé du paracétamol. Le pas poli m’a conseillé de me mettre le serment de Galien où je pense. Je me suis donc présenté aux Urgences afin de vaincre une céphalée sans aucun doute mortelle. Il y avait foule. Que des têtes à s’être fait refiler des faux billets. Question de patienter en attendant la mort j’essayais de déchiffrer quelques lignes des faux monnayeurs de Gide. « Eh ! Fiston, t’aurais pas un clope ou un peu de thune pour un gars d’la cloche ? Prostré sur ma chaise, je lui ai tendu mon billet. « T’es un seigneur, toi, m’a lancé le gars médusé et admiratif du geste ». J’étais content de ma B.A., rasséréné presque quand soudain le gars s’est mis à gueuler que mon talbin était faux ! Que je n’étais qu’un gros dégueulasse de sodomite ! J’eus beau le supplier de ne pas crier si fort surtout à cause du mal de crâne, il s’époumonait à m’en refiler la tuberculose sur mon cancer du cerveau et du cul qui allaient m’emporter fissa que ce serait vachement bien fait pour ma gueule ! Soyez bon avec les pauvres. Je me suis donc enfui une nouvelle fois poursuivies par les imprécations soulographiques du S.D.F. A Chaque voiture de police sirène hurlante j’appréhendais l’interpellation. Place St Laurent épinglé par un quatuor roumain ou assimilé je me suis senti délesté du porte-monnaie et de mes dix euro. J’ai juste gueulé pour la forme trop content d’en être enfin débarrassé. Avec quelques heures de retard j’ai enfin pu aller au boulot la conscience tranquille. Le soir, le quatuor m’attendait place St Laurent avec des malabars enguirlandés de chaînes en or comme des arbres de Noël. J’ai cherché des yeux Kusturika et la caméra quand l’un d’eux m’a pris par l’oreille. Les passants accéléraient l’allure. Les flics se relaçaient les chaussures. Il m’a fourré le billet dans la bouche « Cépabien ce que toifaire à pauv’ fem’ qui travail honnêt ! Plus jamais, compris ? » Ce sont pour ces raisons simples et évidentes que je suis partisan de la suppression de l’argent liquide. Le CJD sensible au bouleversement des habitudes et aux traumatismes que cela pourra provoquer, particulièrement pour les populations fragiles ou les personnes âgées, préconise dans un premier temps de ne garder que les pièces, en en créant de nouvelles de 10€ et 20€. Celles-ci seraient suffisamment volumineuses pour éviter qu’une somme significative soit déplacée en toute impunité. Des pièces grandes comme des cerceaux que nous pousserions avec une baguette. Il va me falloir investir dans un petit costume marin. La crainte, formulée par certains, d’une surveillance excessive, liée à la traçabilité de ces technologies, pourrait être aisément apaisée par l’utilisation de cartes prépayées et anonymes de deux mètres sur trois que nous porterions comme les vitriers. Le CJD est bien conscient que l’entreprise est difficile et peut même sembler utopique. Ah bon ! Il demande, par exemple, que tous les citoyens soient « bancarisés » et, surtout, elle n’a de sens, à terme, que si elle est menée au niveau mondial. Mais les difficultés ne sont-elles pas à la mesure de l’enjeu? Il s’agit d’abord d’une mesure radicale pour lutter contre le fléau de la drogue et de la corruption qui alimentent nombre de guerres et d’injustices sur la planète. Il s’agit ensuite d’élargir l’assiette des prélèvements à tous ceux qui les doivent, ce qui permet d’imaginer en contrepartie une réduction des déficits publics en même temps qu’une baisse des cotisations et taxes pour les entreprises comme pour les particuliers. En tout cas, moi, avaler un petit bout de papier, ça m’a couté dix euro. Décidément on n’arrête pas le progrès.

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